MAURICE LIMAT

 

 

 

 

 

 

 

J’ÉCOUTE L’UNIVERS

 

 

 

 

 

 

 

 

COLLECTION « ANTICIPATION »

 

 

 

 

 

 

ÉDITIONS FLEUVE NOIR

 

 

 

 

 

 

 

    

    

    

 

      

CHAPITRE PREMIER

 

      

     L’ours avança une patte, la posa avec des précautions qui touchaient au comique. Puis, prenant une certaine assurance en se trouvant un centre de gravité approximatif, il déplaça tout son corps velu, sembla exécuter un quart de tour et posa l’autre patte.

     Sandra, hallucinée, regardait venir le monstre…

     L’ours, maintenant plus sûr de lui, fit un nouveau pas, se rapprochant encore de Sandra.

     Crispée, elle s’était levée, mais se sentait incapable de faire un pas elle-même. L’ours poursuivait sa singulière promenade, en se dandinant d’une patte sur l’autre, selon la coutume de ses congénères de chair, lorsqu’ils progressent dans la position debout.

     Lui tendait ses membres antérieurs, comme pour une accolade cordiale. Il n’avait nullement l’air méchant, d’ailleurs, avec ses yeux ronds, son museau exagérément pointu, l’allure humoristique de sa tête de plantigrade hydrocéphale, aux oreilles démesurées et cocasses.

     La voix s’étrangla dans la gorge de Sandra lorsqu’elle voulut crier, hurler le nom de son fils. Mais non ! Rien ne venait, elle ne pouvait pas, elle comprenait.

     L’ours, toujours aussi lentement, au prix des mêmes efforts, retombait de côté, d’une patte sur l’autre, avec son quart de tour de droite puis de gauche, et ainsi de suite. Sans bruit, à pas feutrés, il n’était plus qu’à un mètre de la jeune femme.

     Très droite, dans sa tenue blanche de nylon blindé (un modèle très mince et très souple, créé pour les ménagères), Sandra était pâle, toujours belle en dépit de l’immense émoi qui l’agitait, de la terreur qui la pénétrait en voyant l’ours avancer sur elle. Ses beaux cheveux blonds, serrés sur le front, formaient, en chignon, une couronne de ses torsades gracieuses, accentuant le relief de ses traits nets, de son teint nacré. Elle claquait des dents. Parce que cette vision insolite déterminait en elle un flux de pensées.

     L’ours était tout près. Il agita une des pattes antérieures, comme pour la saisir. Alors elle cria, sur un mode aigu. Aussitôt, le cauchemar cessa. L’ours en peluche oscilla une fraction de seconde sur sa patte de feutre et tomba, sans bruit, sur le parquet de chêne synthétique doux et luisant, allergique au feu et aux rayons.

     Il y eut un grand éclat de rire et Sandra vit Lio apparaître dans l’embrasure de la porte. Il riait de son rire argentin qui, d’ordinaire, était la joie la plus totale de la jeune maman. Il battait des mains et trépignait :

     – Maman… Maman… tu as eu peur ?… Oh ! dis-moi que tu as eu peur… tu as vu… le méchant nounours… Il allait te manger !… Ouâââââh !…

     Ses yeux bleus pétillaient de malice et il faisait la grosse voix, il imitait le grognement du plantigrade, tel que pouvait se l’imaginer un enfant de son âge, qui n’en avait jamais vu, sinon en image reliefcolor. Car il y avait beau temps, en cette année 2132, que les féroces plantigrades ne subsistaient que dans quelques rares zoos de la planète Terre, leur race, comme celles de tous les animaux réputés nuisibles, ayant été purgée de la surface du globe Sol III.

– Lio !… Mon chéri…

     – Oh ! Maman… mais tu as eu peur… peur pour de vrai ?…

     Malgré son extrême jeunesse, le petit Lio venait de comprendre que sa maman était bouleversée, et que le fait d’avoir vu avancer l’ours en peluche, ce jouet suranné, qui amusait toujours les petits, lui avait causé une grande émotion.

     Mais, comme il tendait les bras vers elle, comme il allait s’élancer pour l’embrasser, la cajoler, lui demander puérilement pardon de lui avoir fait peur, son attitude changea. Il exhala un soupir, assez drôle en raison de l’opposition entre l’aspect de ce petit bonhomme et la conviction de cette manifestation d’épuisement. Ses bras retombèrent, son visage se renfrogna un peu :

    Pfoum… Lio fatigué… Fatigué, Maman !…

     Sandra l’avait saisi dans ses bras, elle l’enlevait comme une plume, elle le serrait contre son cœur avec toute sa tendresse maternelle ; cette tendresse qui, elle le comprenait, serait sans doute le seul rempart capable de protéger Lio contre toutes les forces, non seulement de la planète-patrie, mais aussi peut-être du Système solaire et, quand on saurait la vérité, d’une Galaxie tout entière.

     – Lio… mon amour… tu es en nage…

     – Oh ! oui… Chaud, Maman… Elle essuyait le petit front délicat, emperlé de sueur. Vivement, elle le palpait.

     – Mais tu es tout trempé… Il faut te changer… Viens, Lio…

     Elle voulut l’entraîner dans la salle-nursery. Il grogna un peu :

     – Mon ours…

     Sans lâcher le petit, elle se baissa et ramassa le jouet ancestral en domptant sa répugnance. Il la terrorisait, cet amalgame de peluche, de feutre, bourré de son ou de paille, comme au XXème siècle. Mais elle ne voulait pas faire voir à Lio qu’elle en avait encore peur.

     Elle déshabilla promptement le petit, le fit passer sous la douche d’ondes. Dessicatives et émollientes, elles séchèrent sans refroidir et polirent sans râper l’épiderme délicat de Lio. Et, avant de lui passer d’autres vêtements, Sandra s’attarda une ou deux minutes à contempler son fils.

     Nu, haut comme trois pommes, il était ravissant, à l’aube de sa cinquième année. Il promettait d’être fort, au duvet infinitésimal qui ourlait ses reins bien cambrés, et les proportions du petit corps évoquaient les enfants sculptés autrefois par les artistes, vingt ou trente siècles plus tôt. Brun comme son père, il avait le visage malicieux et les yeux bleus de Sandra. Revigoré par l’action bienfaisante des ultra-violets savamment dosés qui accompagnaient la douche, il semblait déjà avoir oublié sa défaillance.

     – Mon nounours…

     – Attends, mon chéri…

     Distraite un moment, Sandra revenait à elle. Vivement, elle le couvrit, attirant l’ours à portée. Pendant qu’elle passait la petite combinaison de nuit en fibril, tissé avec les extraits des végétaux de Mercure (Sol I) il tripotait la patte de l’ours, babillant et recommençant à parler de son exploit.

     Sandra luttait pour dompter son trouble.

     – Lio… il faut aller dormir.

     – Oh ! déjà ?

     – Si tu n’es pas sage, papa ne viendra pas…

     – C’est bientôt qu’il vient, papa ?

     Une fraction de seconde, Sandra eut la vision de la Cité-Clinique, de l’immense domaine que les hommes avaient créé pour centraliser leurs études sur la neuropsychiatrie, et y accueillir — ou y incarcérer — les sujets intéressants ou jugés dangereux.

     – Oui… Papa viendra… si tu es sage…

     – Tu l’as déjà dit, bougonna le petit.

     Elle le berça, agacée de sa propre distraction, l’emporta vers le petit lit climatisé, où Lio s’enfonça sur le matelas qui épousait aussitôt la forme de son corps. Il serrait l’ours, le malencontreux ours contre lui. Les enfants du siècle XXII gardaient le besoin éternel de tendresse des petits Humanoïdes.

     Sandra eut un mouvement pour arracher l’ours, pour le piétiner. Mais il ne fallait pas lui faire peur, au petit, surtout pas.

     Et d’ailleurs il n’aurait pas compris. Il ne pouvait savoir ce qui l’attendrait, quand on saurait.

     – La cité, pensa Sandra. Comme son père !…

     Elle pressa un bouton. Lentement, les lumières s’effacèrent, dans la pièce. Graduellement, pour éviter que l’enfant ne fut plongé brusquement dans les ténèbres. Sur un rythme équivalent à la gradation de la déluminescence, une harmonie très douce envahissait la pièce et, tout de suite s’atténuait, tandis que le lit était mis en mouvement, presque imperceptiblement, comme une couchette de bateau sur lac très calme.

     Ces éléments combinés favorisaient la venue du sommeil. Sandra vit diminuer, s’estomper, les traits exquis de l’enfant. Mais ils demeuraient gravés en elle, avec l’image obsédante de l’ours en peluche, du jouet banal et vieux jeu qui s’était mis en marche, et qui avait obéi, masse inerte et sans vie, comme un robot ultra perfectionné, à un simple caprice d’enfant…

    

    

    

    

 

CHAPITRE II

 

      

     À quelques kilomètres de distance, un tunnel de vide se creusait à travers l’atmosphère terrestre, et s’aménageait à travers tous les éléments rencontrés en ligne droite par l’appel de Sandra : murs de pierre ou de plastiques, végétaux, êtres animaux ou humains. C’était une sorte de canalisation extra-cosmique, creusée dans le grand tout, réalisée par l’ionisation des corpuscules composant les divers aspects du cosmos créé.

     Et, dans ce tunnel de vie reliant les deux vidéophones de l’appartement de Sandra et de la cabine où parlait le docteur Vérix, la conversation pouvait s’échanger sans risquer d’être saisie.

     – Allô… Serge ?…

     – Je suis là, Sandra… je suis toujours là ! Ils se voyaient aussi, se souriaient. Parce que les vidéophones comprenaient de petits écrans, à la surface terne, sans éclat, mais dont s’échappait l’image en relief, en teinte parfaitement naturelle, de la personne correspondante.

     Sandra voyait le docteur Serge Vérix. Serge, le meilleur ami de son mari, Oreste. Il offrait l’aspect d’un gaillard de près de deux mètres, toujours souriant en dépit d’un faciès qui eut affirmé la vieille théorie de l’ascendance simiesque de l’homme. Pour ajouter à cette impression, Serge Vérix avait l’habitude de se tenir voûté, comme beaucoup d’hommes trop grands, et de laisser pendre ses bras démesurés, que terminaient des poignes aux muscles d’acier, aux phalanges terriblement velues. On le jugeait laid mais ce n’était que l’impression initiale. Deux minutes de conversation avec le docteur Vérix créaient, chez son interlocuteur, un incroyable climat de sympathie, émanant des yeux gris marron rayonnants d’intelligence et de bonté, de vie saine et d’amour du monde.

     Lio, en particulier, adorait son solide ami et il était divertissant et touchant de constater le grand amour qui unissait le bambin à cet athlète généreux qui s’affublait de l’aspect d’un orang-outang candide.

     Sandra, dans son désarroi, n’avait songé qu’à lui. Dès que Lio s’était endormi, elle avait formé, sur le cadran du vidéophone, la combinaison permettant d’établir le contact avec la Cité-Clinique, le service du docteur Vérix, en communication ionisée, totalement insaisissable.

     – …Serge… je viens de faire une constatation effarante… Lio…

     Le visage du géant exprima soudain une angoisse totale :

     – Mon Dieu… vous me faites peur, Sandra… Lio ?

     – J’ai vu, vous entendez, Serge… j’ai vu marcher… MARCHER ! ! !… un de ses jouets… Le médecin des aliénés parut étonné :

     – Mais… qu’y a-t-il de surprenant ?… Il y a deux cents ans qu’on a donné, à nos gosses, des sifflets et des lampes qui animent à leur petite volonté des voitures et des poupées, des trains et des usines, des astronefs et des planètes miniatures… Ils en sont tous là !

     – Tous, Serge. Mais pas Lio… Parce que Lio… Ah ! Serge… ce qu’il a fait marcher… ce qu’il a animé de sa petite cervelle… de sa puissance fantastique… c’est un ours en peluche… un vulgaire pantin bourré de son et fabriqué d’étoffe à l’ancienne mode… Je l’ai vu, Serge… il marchait… Il venait vers moi… Parce que Lio le voulait !…

     Un sanglot brisa la voix de la jeune mère. Le médecin bondissait devant Sandra, il y avait, dans le vide, une image réduite, quoique fidèle, du colosse qui frottait éperdument ses mains formidables :

     – Sandra… Sandra… vous voulez dire que ?…

     – Lio a hérité de son père… je viens de m’en apercevoir… Mais si Oreste est déjà un sujet exceptionnel — hélas ! — sa force psycho-technique n’est rien sans doute auprès de celle de son fils… de notre fils ! Oh ! je sais… Lio ne peut encore savoir se servir de son pouvoir… il en a joué… par hasard… sans doute parce qu’il était las de faire obéir à volonté des wagons de métal et des cosmonefs de plastique, comme n’importe quel gamin !… Il lui a paru plus drôle de commander le mouvement à un objet inanimé, qui n’a rien d’électronique ni de cybernétique… ET CET OBJET, CET OURS EN PELUCHE, LUI A OBÉI !..

     Il y eut un instant de silence et le tunnel de vide jeté entre les deux êtres, en cette fraction de Cosmos, ne laissa un instant filtrer que le bruit infime de leurs deux respirations angoissées.

     L’œil profond du médecin reflétait l’acuité de sa pensée. Le phénomène annoncé par Sandra n’était pas un fait isolé. Seulement une rareté mais les effets de la force psycho-technique, surtout chez les médiums (ces névrosés que traquait la Police Scientifique) étaient bien connus depuis deux siècles. Lio, par hérédité, allait s’avérer comme un sujet exceptionnel.

     Ce qui était peut-être, pour la malheureuse Sandra, une nouvelle source de malheurs.

     Serge demanda quelques précisions sur l’effarante évolution du joujou. Puis Sandra, presque timidement, tout en dominant son chagrin débordant, interrogea :

     – Et… lui ? Il « les » entend toujours ?

     Serge plissa le nez et jeta un regard autour de lui. Bien qu’il fut dans la cabine hermétique et que sa voix et son image soient canalisées extra-spatialement pour aller jusqu’à Sandra, un vieil atavisme humain l’obligeait à baisser le ton, à craindre d’être épié :

     – Oui… Il me l’a dit, à moi… La menace s’accentue…

     – Oh ! fit Sandra. Et on ne le croit pas !… On ne le croira jamais !… Pourtant… après tous ces crimes…

     Une tristesse infinie passa sur les traits du médecin :

     – Il… il y en a eu encore un, Sandra… Une femme… Une personne d’une quarantaine d’années, qui se livrait à la divination…

     – Assassinée ? râla Sandra.

     – Oui. Enfin… aucune trace de sévices… Les ennemis inconnus tuent, sans doute à des millions de lieues de distance puisque Oreste, en dépit de ses antennes vivantes, ne peut arriver à donner les coordonnées de cette maudite planète… Mais ils tuent !… Ils tuent tous ceux qui entendent leurs messages…

     – Inouï, murmura Sandra. C’est incompréhensible…

     – Pas tellement ! Ils visent la Terre… Sans doute de très loin, d’au-delà du Système Solaire… Ils ont forcément orienté leurs appareils vers notre planète, qu’ils épient sans cesse… Rien d’étonnant à ce que certains réseaux d’ondes soient captés par des Terriens privilégiés… si je puis dire…

     Sandra soupira. Puis ses yeux reflétèrent l’effroi :

     – Mais j’y pense… Serge !… Si Lionel les entendait, lui aussi ?… Ils voudraient…

     À travers le fil spatial qui les reliait, Serge eut voulu s’élancer, pour la consoler autrement que d’une présence illusoire :

     – N’ayez pas peur, Sandra… Vous seule — et moi à présent — savons que Lio possède un pouvoir analogue à celui de son père… De toute façon, en dépit de sa position dramatique, Oreste est en sûreté… Vous le savez, la Cité-Clinique est pratiquement inviolable. Et votre mari est tout particulièrement surveillé… quant au petit, nous ne savons pas encore s’il entend quelque chose, s’il capte les émissions… Il dispose de la force psycho-technique… ce n’est pas tellement courant mais on connaît cela depuis longtemps… Admettons que le petit Lionel soit particulièrement doué, voilà tout…

     Il rassura Sandra de son mieux, lui promit une visite dès le lendemain, à Parisipolis où elle habitait.

     Quand il eut coupé la communication, Serge demeura un instant songeur. Puis il quitta le poste de vidéophone et reprit le chemin du département des neurasthéniques où il occupait de hautes fonctions. Il passait à travers les vastes couloirs de la Cité-Clinique, dédaignant les planchers-roulants, qui se mettaient en marche sous les pas à la commande d’yeux électriques. Il préférait marcher, perdu dans ses réflexions.

     Il passait par le hall, entre les colonnes de marbre vert, les degrés d’albâtre, sous les coupoles de quartz transparent, matériau étonnamment léger, élégant et résistant, importé des gisements vénusiens et qui diffusait la lumière solaire en entretenant une température merveilleusement douce. La Cité-Clinique, tant pour l’agrément des praticiens et des infirmières que pour son but curatif, était construite luxueusement, avec un souci total de beauté et de confort. Le Monde Neuf luttait contre les névroses, les asthénies, les démences, tout ce qui démontrait que le cerveau humain n’avait pas encore été totalement exploré par une science exigeante et impérieuse.

     – Docteur Vérix ?

     À travers l’immense bâtiment aux ailes multiples, on cherchait Serge, que demandait le professeur Aghar. Les yeux électriques radarisés avaient été aussitôt lancés, puisqu’aucun humain ne savait présentement où il se trouvait. Les agents invisibles avaient détecté son parcours, localisé sa présence et signalé son emplacement. Devant lui, une forme humaine apparaissait : une infirmière, en tenue blanche, souriante et courtoise.

     Il savait cependant que ce n’était pas une femme, mais un fantôme amené par train d’ondes. L’écran du vidéo était dissimulé dans une colonne de porphyre et permettait l’orientation du spectre à volonté.

     – Ah ! Mademoiselle Ida… qu’y a-t-il ?

     – Le professeur vous fait savoir, Docteur, que le cas ZA6-30 est de nouveau en crise. Avant de le présenter au Conseil, il vous appartient de faire le nécessaire.

     Serge pâlit mais ne perdit pas une seconde :

     – J’y cours ! Dites à nos surveillants de donner l’onde bleue !

     Mademoiselle Ida esquissa un salut qui était un acquiescement et s’effaça comme une ombre. En fait, elle se trouvait au service que dirigeait Serge Vérix et ne l’avait pas quitté.

     Le jeune médecin, lui, filait déjà vers son domaine le long d’un trottoir roulant, étonnamment souple et doux, mais à vitesse accélérée, tandis que l’onde bleue, déclenchée à son ordre, enveloppait le dément en crise : Oreste, le mari de Sandra, qui venait d’être, de nouveau, et de façon inattendue, la proie de ses hallucinations coutumières…

    

    

 

    

 

CHAPITRE III

 

      

     Ligoté dans le réseau d’ondes, invisible, mais étrangement puissant qui émanait des spiraloïdes azurés de l’émetteur, Oreste était sanglé dans une impalpable camisole de force. Les ondes, résistantes et souples, neutralisaient ses mouvements en lui laissant une très légère faculté d’évolution, sans meurtrir ses membres et son torse, comme les appareils barbares et périmés dont on se servait autrefois pour immobiliser les aliénés.

    Le docteur Serge Vérix pénétrait dans la salle de consultation de son service, où le cas ZA6-30 avait été aussitôt transporté. L’infirmière qui l’avait prévenu l’accueillait en s’effaçant devant lui. Cette fois, c’était bien une femme de chair et d’os, non plus un reflet transmis par un faisceau d’ondes. Mais on ne voyait guère la différence.

     – Il est là, chuchota-t-elle.

     Serge avança, balançant selon son habitude ses bras démesurés, qui lui donnaient cet aspect simiesque légendaire à la Cité-Clinique. Dans la clarté bleuâtre qui émanait de l’émetteur, tout prenait d’étranges tonalités, les choses et les êtres. ZA6-30 était étendu sur une sorte de table chirurgicale souple, épousant élastiquement la forme du corps. Au-dessus, un diffuseur de rayons entretenait les ondes tentaculaires qui avaient été émises dès l’entrée en crise. Elles s’étaient emparées de lui dans sa cellule, l’avaient enserré, maîtrisé, apaisé, soulevé irrésistiblement. L’interne de service, menant à son gré le formidable réseau, suivant l’opération par l’écran attenant à l’émetteur, avait dirigé Oreste de la cellule jusqu’à la salle de consultations.

     Les infirmières s’étaient contentées de suivre leur malade qui progressait devant elles, absolument dans le vide apparent, soutenu à un pied du sol par l’onde bleue, comme sur un brancard immatériel.

     Déjà neutralisé en ce qui concernait les mouvements, il avait été également endormi par la force de l’émetteur, afin de stopper la crise.

     Et le corps horizontal, bras plaqués au corps, sans étroite rudesse, était entré, seul, sans support, flottant à la volonté de l’interne, jusqu’à la table-lit où il était maintenant douillettement étendu.

     Avant de laisser s’ouvrir les yeux de son patient, Serge demanda, d’une voix un peu morne :

     – Alors, il a recommencé ?… Les hallucinations habituelles ?… La planète inconnue ? L’expédition des cosmonefs qui vont envahir la Terre ? Les êtres qui nous espionnent et qui assassinent tous ceux qui sont capables de les détecter et…

     – Non, Docteur, non, aujourd’hui… il a parlé d’autre chose…

     C’était l’interne qui répondait. Serge fronça le sourcil :

     – Autre chose ?… Vous l’avez entendu ?…

     – Pas moi. Mademoiselle Ida. L’infirmière s’avança. La voix de Serge se fit plus brève, plus angoissée :

     – Parlez, Mademoiselle… Faites-moi votre rapport.

     Mlle Ida expliqua. Elle surveillait son malade qui, depuis deux ou trois jours, se comportait de façon parfaite, et comme un homme totalement lucide. Il devait d’ailleurs, dans la journée, être présenté, par le docteur Vérix lui-même, au professeur Aghar pour une expérience décisive.

     Mais, brusquement, ZA6-30 avait donné des signes d’inquiétude. Il cessait visiblement d’être en période de lucidité et, Mlle Ida connaissait bien les symptômes de cette névrose, selon son habitude, l’aliéné paraissait s’absorber pour écouter un message de l’invisible. Il avait tout à fait l’air de quelqu’un qui prête attention à une émission en faisant effort pour en graver les détails dans son cerveau.

     Puis, devant l’infirmière très attentive, Oreste avait donné les apparences d’un homme surpris, presque, disait-elle, ahuri. Ensuite, c’était la période d’angoisse, la lividité du visage, les gouttes de sueur qui commençaient à apparaître…

     Brusquement, il s’était levé, les yeux, non pas perdus, mais fixés vers un écran impossible à détecter au regard d’un être normal. ZA6-30 avait, à ce moment, paru non plus écouter une radio fantôme, mais suivre quelque télévision spectrale.

     D’après le rapport de Mlle Ida, il semblait évident que la vision eut confirmé l’audition qui l’avait précédée, le sujet ayant paru tour à tour, de nouveau, stupéfait après avoir été attentif, angoissé après avoir subi une révélation exceptionnellement grave et insolite. Alors, comme à chaque crise, tandis que cessaient les émissions imaginaires, il s’était élancé vers l’infirmière :

     – Mademoiselle Ida, s’était-il écrié, il faut que je voie le docteur Vérix… je vous en prie… tout de suite…

     L’infirmière avait paru entrer dans ses vues et avait informé tout d’abord l’interne. Mais Oreste insistait, disant qu’un péril stupéfiant menaçait Parisipolis, parlant de la venue d’un monstre extraordinaire au pouvoir menaçant. Voyant que Vérix n’était pas immédiatement prévenu et que les bonnes paroles de l’interne et de l’infirmière masquaient un scepticisme apitoyé, il s’était livré au désespoir, suppliant, menaçant tour à tour, assurant que Parisipolis serait dévasté si on ne le croyait pas, si, en vertu de son avertissement, les pouvoirs publics ne mettaient aussitôt tout en œuvre pour abattre le monstre et protéger la population.

     Serge voulut en avoir le cœur net. Il fit un signe à l’interne :

     – Réveillez-le !

     L’interne toucha une manette. Les spirales irradiantes semblèrent parcourues par d’étranges petites bulles luminescentes sur un mode plus aigu que la tonalité azurée générale. Bien que toujours enserré dans le faisceau d’ondes parfaitement limité qui lui interdisait tout mouvement excessif, Oreste ouvrit les yeux aussitôt.

     La lumière bleue, très douce, ne blessait pas sa vue et il eut la satisfaction de voir tout de suite, penché sur lui, le visage bienveillant du docteur Vérix.

     – Serge… Serge… C’est toi ?…

     Il cligna des paupières,   voulut se relever.

     – Sois calme, mon petit Oreste… Et raconte-moi…

     – Ah ! gémit le fou, on m’a remis sur cette maudite table… Ce sont encore tes ondes bleues… Oh ! Serge ! Serge ! Il n’est pas question de ça !… Écoute !… Il va se passer quelque chose de formidablement grave !… Parisipolis va être visité par un monstre… Tu me crois, n’est-ce pas ?

     – Mais oui, tu sais bien que je te crois toujours !…

     – Merci… Écoute… C’est une bête… comme on n’en a jamais vu sur la Terre… ni dans le Système… Et à ma connaissance, elle n’a pas de pareille dans les planètes connues de notre Galaxie…

     – Oh ! Oh ! fit Serge, un animal extra-galactique ? Ce serait bien extraordinaire…

     – Tu ne me crois plus, gémit ZA6-30.

     – Mais si… Seulement, j’essaye de comprendre… Comment serait-il venu, ton monstre ?… Ce sont les ennemis de la Terre, que tu dénonces depuis quelque temps, qui l’auraient amené ? Il est volumineux ?

     – Il ressemble aux grands fossiles du quaternaire… Il a… (il parut chercher, évaluer) soixante ou quatre-vingts mètres de long…

     – Diable, fit Serge. En en admettant l’existence, je ne m’explique toujours pas son arrivée à Sol III. Il eut fallu, pour le transbordement, un cosmonef de fort tonnage… et un tel navire ne se déplace pas aisément dans le vide spatial sans rencontrer quelque croiseur, ou être détecté par les hyper-radars…

     Le fou eut un soupir douloureux :

     – Tu ne… tu ne vas plus me croire… Non ! Serge, je le sais bien… parce que… écoute… il n’est pas venu, le monstre… Il est là, mais…

     Serge devait faire effort sur lui-même. Sa conviction s’établissait. Si Oreste, jusqu’alors, avait été capable télépathiquement de saisir des émissions venues d’une étoile lointaine, il n’en était plus de même et son cerveau, peut-être fatigué par une hypertension exceptionnelle, ne laissait plus place qu’à la divagation.

     – Tu ne vas pas prétendre que ta bête est originaire de la Terre ? Il y a beau temps qu’on a exploré les entrailles de la planète-patrie jusqu’à la pyrosphère, pour ne retrouver que des fossiles, du moins en ce qui concerne les antédiluviens des grandes espèces !

     – Serge…

     Il se tordit dans ses liens immatériels. Serge fit un signe et l’interne toucha encore un bouton. Les spirales irradiantes clignotèrent et Oreste sentit se desserrer légèrement son carcan invisible.

     – Merci, dit le patient en respirant un peu, tu es bon, Serge. Mais tu dois me croire… et surtout dire ce qui est… Je sais que le monstre va venir… sur Parisipolis…

     Le médecin eut un bon sourire :

     – Ne t’en fais pas, mon vieux… Avec quelques rayons inframauves, il n’y a guère d’organisme de l’univers qui puisse résister… tu sais bien que c’est la désintégration absolue, depuis qu’on va au-delà de l’ultra-violet et…

Mais le visage de l’aliéné exprimait une horreur sans nom.

     – Le… il est… Je crois que ni les rayons, ni les désintégrateurs nucléaires, ni les explosifs n’y pourront rien… Il est… je ne peux te dire…

     Serge sentait son cœur se serrer. Toutes ces incohérences lui faisaient mal. Il faudrait dire la vérité à Sandra : cette fois, Oreste était « vraiment » un cerveau malade.

     – Docteur, s’il vous plaît ?

     Un peu irrité d’être dérangé, il se retourna. Mlle Ida montrait un personnage qui avait fait irruption dans la salle, sans passer par aucune porte. Ledit personnage était d’ailleurs arrivé assis à son bureau, lequel bureau était installé en partie dans la base de la table d’examen tandis que l’angle opposé traversait la région iliaque de Mlle Ida, qui ne paraissait nullement en souffrir.

     – Pardon, Monsieur le Professeur…

     – Voyons, Vérix, je vous attends… Vous n’en finissez pas…

     – J’arrive. Je voulais ne venir vous voir qu’avec un rapport sur le cas ZA6-30.

     – Il est bien question de ça, gronda le grand patron avec humeur. Arrivez tout de suite !

     Le grand maître de la Cité-Clinique pressa un bouton, ce qui eut pour effet de faire disparaître le bureau et celui qui s’y tenait, libérant ainsi l’aimable personne de Mlle Ida, qui ne broncha pas.

     Le vidéo intérieur fonctionnait à la perfection et, pour joindre ses collaborateurs, le professeur Aghar n’avait pas même à quitter sa table de travail. Les ondes emportaient son image et installaient le maître (ou plutôt son double) en n’importe quel point de l’immense domaine psychiatrique.

     Oreste, en dépit de sa position allongée, avait vu l’irruption du professeur fantôme :

     – Serge… Ton directeur t’appelle…

     – Oui. Je t’emmène avec moi.

     L’espoir se lut un instant sur le pauvre visage du dément :

     – C’est vrai ?… Tu vas me…

     – Mais oui. Et si tu me promets de ne pas faire l’imbécile, nous irons tranquillement, sans qu’il soit besoin des ondes bleues. Je trouve grotesque de faire ligoter un homme tel que toi, Oreste… Et aussi ridicule, crois-le, de ta part, de forcer mes assistants à de semblables mesures…

     Le médecin fit signe à l’interne de couper le courant. Celui-ci, tout comme Mlle Ida, parut désapprouver cette décision mais il obtempéra. La lumière bleue s’effaça de la pièce et Oreste s’étira, libéré des tentacules mystérieux. Serge lui tendit la main et l’aida à se relever.

     Ils marchèrent vers le mur. Un panneau se découpa à leur approche. Les deux amis — l’aliéné et le psychiatre — pénétrèrent dans l’embrasure, un carré parfait, qui se referma sur eux.

     Mlle Ida et l’interne se regardèrent, hochant la tête. Et ils convinrent, tous deux, à la fois de l’incurabilité du cas ZA6-30 et des dangers que pouvait présenter le fait de faire soigner un dément de catégorie hallucinatoire par un de ses amis d’enfance.

     Pendant ce temps, les voies roulantes et ascendantes de la Cité-Clinique emmenaient, à une allure folle, mais sans le moindre heurt, la cabine intra-murale qui était occupée par Serge et Oreste. Un point orange s’alluma devant eux, attestant qu’on était arrivé, bien qu’il y eut plus de mille mètres en hauteur et presque autant en longueur depuis la salle de consultation qu’ils avaient quittée quatre secondes plus tôt.

     Serge poussa ce bouton. Nul fantôme ne parut, mais la voix du professeur Aghar tonna :

     – C’est vous, Vérix ? Mais vous n’êtes pas seul ! Tonnerre de Mars ! C’est vous que j’ai besoin de voir… Vous ne savez pas que la Cité est en alerte !… Je… Qu’est-ce que ce malade qui vous accompagne ?

     – Mais… Professeur, le cas ZA6-30…

     – Renvoyez-le, vociféra le grand maître de la Cité. Et entrez ! Mais seul !

     Serge soupira, regarda Oreste avec consternation :

     – Excuse-moi, vieux !

     Il lui donna une petite tape amicale et fit jouer plusieurs boutons. Un panneau s’effaça, désintégré un instant comme au départ, pour lui permettre de pénétrer chez le professeur, et se reconstitua aussitôt. Oreste, en moins de cinq secondes, se retrouva à la salle d’origine, et l’interne, pour lui faire réintégrer sa chambre, se hâta de l’enserrer malgré ses protestations, dans un solide carcan d’ondes bleues qui l’emportèrent, horizontalement, en un transfert aux supports invisibles. Mlle Ida suivait comme on suit un opéré à sa sortie des chambres à scalpels électroniques et à bistouris irradiants.

     Serge avait la surprise, chez le professeur, de trouver une dizaine de ses confrères, ainsi que le surveillant en chef et le directeur technique des services mécaniques de l’immense cité. Tous semblaient en proie à la plus vive émotion.

     Serge bredouilla une excuse, tandis qu’Aghar hurlait :

     – Tout de même !… Est-ce que vous vous rendez compte…

     – Mais, Professeur, vous ne m’aviez pas dit…

     – Je ne l’ai dit à personne ! Il ne faut pas créer de panique, malheureux ! Depuis dix minutes, je vous ai tous appelés, les uns après les autres, sans faire jouer le dispositif d’alarme… Vous ne savez pas ce qui se passe ! Nous tous, la Cité, et les cités industrielles et militaires, et l’Université ! Et Parisipolis ! Nous sommes menacés !…

     – Une attaque ? Des interplanétaires ?

     – Non !… Un monstre… Une bête inconnue !… Allergique jusqu’à l’inframauve !… On n’a jamais vu ça !… Un dragon des fables anciennes !… Comme s’il était né spontanément du limon de la terre et… Mais où allez-vous ? Vérix ! Nom d’une comète ! Revenez !

     Déjà, Serge Vérix, balançant ses bras immenses, avait bondi comme un de ces grands anthropoïdes dont on assurait qu’il avait l’allure.

     Et, devant le professeur et ses assistants sidérés, il avait traversé le mur par un panneau désintégré.

     Déjà, une cabine mobile l’emmenait, à une allure insensée, vers le sommet de la tour Nord de la Cité-Clinique, où se tenait le garage aux véhicules à moteurs photoniques ou gravitationnels.

    

    

    

 

      

CHAPITRE IV

 

      

     Lio jouait dans la nursery, sous la surveillance d’une nounou-robot, machine attentive à surveiller ses moindres gestes pour lui éviter les chutes par un déchaînement immédiat d’ondes bleues, analogues à celles utilisées en psychiatrie et dans la police, mais, cette fois, ne servant qu’à soutenir les bambins chancelants.

     Les yeux électriques, vigilants et sans défaillance, apportaient les jouets à sa demande, offraient un lot de friandises soigneusement contrôlées, sur son caprice, quitte à refuser d’une voix douce une ration supplémentaire lorsque l’enfant avait exigé au-delà de ses facultés d’absorption.

     Sandra, terriblement soucieuse à la suite de l’internement d’Oreste, connaissait des heures tragiques depuis qu’elle avait constaté, chez son fils, l’hérédité des facultés, sinon supranormales, du moins exceptionnelles qui avaient valu tant de déboires à son mari.

     Si elle avait enfermé l’enfant dans la nursery, c’était pour se tenir à l’écoute des échos du monde. En effet, convaincue plus que quiconque de la véracité des révélations de celui auquel elle avait uni sa destinée, Sandra suivait avidement les émissions, espérant apprendre quelque chose qui puisse venir corroborer les assertions de l’interné de la Cité-Clinique, en dépit du caractère dramatique que cette confirmation eût présenté pour la planète-patrie, et les autres mondes du système solarien.

     Ce qu’elle entendait, d’ailleurs, ne la rassurait nullement. Maintenant elle aurait à craindre doublement.

     Le petit Lionel, tout comme son malheureux père, allait devenir une cible pour l’étrange ennemi des habitants des neuf planètes.

     Si Oreste avait été enfermé pour avoir prétendu que des êtres vivant dans un système inconnu de la Galaxie voulaient attaquer les parages du Soleil, d’autres Terriens, eux, étaient victimes d’une singulière épidémie de crimes.

     Or, la jeune femme, assise devant son poste individuel de télé, écoutait un speaker qui relatait, une fois de plus, un assassinat incompréhensible.

     On voyait, en reliefcolor, les personnages qui sortaient littéralement de l’écran, mais à une échelle réduite, ne permettant pas de les confondre avec les originaux comme avec le procède vidéo utilisé, par exemple, dans les divers services de la Cité-Clinique.

     Le speaker, un jeune homme volubile et séduisant, interviewait un officier de police, sanglé dans sa combinaison de nylon blindé bleue, avec la casquette blanche, les gants ad hoc, l’étui à pistolet désintégrateur.

     – Lieutenant, ainsi, vous pensez que nous avons affaire à un maniaque ?

     – Du moins nos services sont habilités à le penser. L’affaire sera confiée au professeur Aghar lui-même, et à ses services de haute psychologie…

     – C’est une décision gouvernementale ?

     – Oui. Le Présidium terrien a décidé, sur la foi de nos rapports, de prier le Département Psychiatrique de travailler de concert avec nous. Il importe de rassurer l’opinion publique…

     – Voulez-vous vous approcher, Lieutenant… Là… Merci… Ainsi, nos visauditeurs vous voient et vous entendent parfaitement… Les Terriens vous écoutent, Lieutenant Bellus…

     Le lieutenant Bellus eut un réflexe bien humain et digne de ses ancêtres des époques non robotisées. Il se cambra, bomba le torse, toussota pour s’éclaircir la voix et, ayant pris une pose qu’il jugeait avantageuse, il s’expliqua, conscient d’être présent dans des millions de foyers terrestres, où le traducteur-électro-foudre donnait son discours dans la langue du pays récepteur, l’unification du langage n’ayant encore pu s’effectuer totalement.

     – Le Présidium tient à vous assurer, Mesdames, Messieurs, que vous demeurez en sûreté, en dépit de cette vague sanglante et dont d’ailleurs certains commentaires exagèrent de beaucoup la portée… Tout d’abord, il importe de préciser que, jusqu’alors, aucun enfant n’a été frappé par le ou les fous inconnus…

     Le speaker crut opportun d’intervenir, selon la déplorable coutume de ses ancêtres, toujours soucieux de justifier leur présence en interrompant plus ou moins correctement les orateurs :

     – Car il s’agit bien de fous, Lieutenant ?

     – C’est ce que je viens de dire, fit Bellus, d’un ton peu amène. Mais il se reprit aussitôt et domina sa mauvaise humeur fugace :

     – … La Milice terrestre, dans ses divers services, en est convaincue. Déjà, l’éminent professeur Aghar, directeur de la Cité-Clinique de Parisipolis l’a confirmé… Ces forfaits sont l’œuvre de déments… Nous pensons qu’un criminel isolé n’aurait pu agir ainsi…

     – Il y a donc beaucoup de victimes ? À quel nombre évaluez-vous, Lieutenant, les Terriens assassinés depuis le début de…

     Le lieutenant Bellus coupa d’un geste sec, dissimulant par cette netteté un embarras certain. Il se racla la gorge :

     – Le nombre… heu… Il est certainement moins élevé que le public ne le pense généralement… En effet, on a exagérément tendance à attribuer à cette force maléfique, tous les forfaits d’origine encore mal déterminée…

     – … mais que les soins de la Milice ne tarderont pas à punir comme il se doit, se hâta de reprendre le speaker, soucieux de demeurer dans les bonnes grâces de l’orateur.

     Bellus sourit vaguement à cette flagornerie :

     – … il y a donc eu plusieurs crimes… En des points si divers de la planète Sol III, notre Terre, qu’il est difficile de penser que le monstre agit seul. À moins évidemment de disposer d’appareils ultra-rapides mais qui ne pourraient échapper au contrôle spatio-atmosphérique.

     – Il y a donc une horde criminelle ?…

     – Mettons simplement : une poignée de criminels, rectifia Bellus.

     – Mais (pardonnez-moi, Lieutenant) vous avez promis de rassurer l’opinion… Le fait que les crimes soient fréquents, on dit même simultanés, tendrait plutôt à provoquer la crainte de…

     – Non ! J’en viens au fait. Il est démontré — je dis bien démontré — (et l’image en reliefcolor du lieutenant Bellus attestait son désir de convaincre l’immense auditoire auquel il s’adressait) il est démontré, répéta-t-il, que les victimes, TOUTES LES VICTIMES, étaient des névrosés, des hallucinés, des déments. Aucun homme, aucune femme, s’ils sont normaux et équilibrés, n’ont donc apparemment rien à craindre des sévices de la force inconnue…

     – Ces déments, tombant obligatoirement sous le coup de la loi, n’étaient donc pas encore conduits à la Cité-Clinique, soit de Parisipolis, soit de Yorkneuf, de Tokiopol ou de New-Rio, selon les cas ?

     – Ils étaient tous sur le point d’être arrêtés, mentit effrontément Bellus qui, d’ailleurs, se coupa aussitôt en reprenant :

     – Vous savez que la loi anti-médium a épuré nos populations, en débarrassant à peu près totalement Sol III, comme d’ailleurs les planètes-sœurs, des charlatans de tout ordre, voyants, pythonisses, cartomanciennes, liseurs de présages et autres tourneurs de tabourets… Tout cela au bénéfice des télépathes officiels dont les émissions et les réceptions demeurent sous le contrôle du Présidium…

     – Et ce seraient ces soi-disant voyants qui seraient frappés par le ou les criminels mystérieux ?

     – Exactement !…

     Là-dessus, le lieutenant Bellus, sur la demande de l’interviewer, se mit à donner force détails sur l’assassinat d’un vieil homme, fort estimé de ses proches voisins, mais qui, avant de succomber de façon inexplicable dans un local d’ailleurs parfaitement hermétique, donnait volontiers des consultations discrètes aux amoureux désolés ou aux négociants menacés de faillite par la concurrence du marché jupitérien.

     Une sonnerie tinta légèrement dans l’appartement. Sandra coupa aussitôt la communication et toucha un bouton, sur un petit tableau situé dans la pièce. Une porte s’ouvrit, un doux tapis roulant amena le docteur Serge Vérix.

     – Cher Serge !

     – Ma petite Sandra… Mais je vous vois bouleversée… que venez-vous d’apprendre encore ?

     – Ah ! Serge !… Tous les médiums… «ILS» les assassinent… Je finirai par me réjouir de savoir Oreste à la Cité-Clinique… Parce qu’il a manifesté si haut ce qu’on appelle sa folie, on l’a enfermé… Il est à l’abri… Mais Lio…

     – Lio est trop jeune pour être soupçonné de tirer les cartes et de déchiffrer les arcanes du marc de café… Sandra, il y a autre chose… Une preuve !… Une preuve de la lucidité de votre mari !

     Une flamme de joie passa sur le béat visage de Sandra.

     – Mais si c’est vrai, Serge, il est sauvé !

     – Pas encore, ma petite amie… Mais c’est déjà un espoir… quoiqu’un drôle d’espoir…

     Rapidement, il lui narra la dernière crise dont Oreste avait été la victime et les nouvelles modalités hallucinatoires qui avaient provoqué l’intervention de l’appareil aux ondes bleues. Sandra écoutait avec tristesse et des larmes perlaient à son beau visage. Elle imaginait le corps de son mari, évoluant à l’horizontale, comme un cadavre flottant, avançant le long d’une rampe imaginaire, entre des infirmiers impassibles.

     Mais Serge évoquait, maintenant, les mots du professeur Aghar, et l’alerte qui avait été donnée. Sandra sursauta. Les visauditeurs n’en avaient pas été informés.

     – On craint la panique, dit vivement le médecin. Le Présidium a informé aussitôt les chefs des grands centres, afin que toutes dispositions soient prises. Mais discrètement. Car on ne comprend rien à cette histoire de monstre venu, non d’une étoile lointaine, mais de la Terre… Or il est, semble-t-il, d’une race parfaitement inconnue, non seulement sur la planète-patrie, mais aussi de Sol I à Sol IX, satellites compris…

     – Un préhistorique en état d’hibernation, qui se fût soudain éveillé, comme les organes vivants qu’on entretient dans des solutions de glycérine à moins cent cinquante ?

     – Non, Sandra… J’y ai songé.. Mais c’est impossible ! Les banquises arctiques et antarctiques de Sol III nous servent de réserves depuis un siècle. Mais elles sont totalement contrôlées et explorées. Nul monstre n’y dormait depuis le pliocène… Celui-là vient… On dirait…

     – Vous hésitez ? murmura Sandra, pressentant quelque chose de plus étrange encore. Serge fit un effort pour terminer :

     – On dirait… qu’il est né du cerveau de notre cher Oreste… oui. Il l’a décrit… Il l’a vu (l’infirmière est formelle sur ce point). Et à ce moment, l’alerte était donnée. Aghar, notre grand patron, nous convoquait tous, ses chefs de services, pour mettre la Cité-Clinique en état d’étanchéité… Je me suis enfui… Tant pis ! Mais, ensuite je n’aurais pas pu vous rejoindre…

     Il eut un bon sourire et tendit son énorme patte velue à Sandra :

     – Et en l’absence d’Oreste, Lio et vous, vous n’avez que moi pour vous défendre…

     À ce moment, par les micros intérieurs de l’appartement, ils entendirent la petite voix du jeune Lionel :

     – Maman… Maman… ouvre-moi… je veux venir… Serze est là !

    

    

 

 

    

 CHAPITRE V

 

      

     « Serze » sourit. Sandra, encore émue de la bonté de celui qu’Oreste et elle considéraient comme le meilleur des frères, se hâta de télécommander l’ouverture de la nursery. Lio bondit, traînant son inséparable ours en peluche et courut se jeter dans les bras du géant qui l’enleva comme une plume.

     Lio considérait « Serze » comme son grand ami et rien n’était plus précieux au psychiatre que les petits bras potelés qui se nouaient autour de son cou puissant.

     – Dis « Serze »… On va voir la grosse bébête !…

     Cette simple phrase, après les premiers moments d’effusion entre le colosse et le bambin, provoqua un échange de regards entre Serge et Sandra.

     – Ah ! oui, dit vivement la jeune femme… il nous a entendus, par les micros… Allons, chéri… Maintenant que tu as embrassé Serge, retourne jouer… Nous avons à causer, lui et moi…

     – Non ! veux rester avec vous ! Serge eut un petit mot indulgent :

     – Laissez-le nous, Sandra… Comme c’est un grand garçon, maintenant, il peut tout entendre… N’est-ce pas, Lio ?

     Lio, ravi, demeura sur les genoux de Serge, en entamant une grande conversation avec son ours, dans ce langage mystérieux des enfants, connu d’eux seuls, et qui leur permet de converser avec les objets inanimés et les forces de l’invisible.

     Cependant, Sandra, sur la prière de Serge, remettait la télé en marche. Ils tressaillirent tout de suite. Une nouvelle émission d’informations était entamée. Le jeune speaker bellâtre s’agitait et faisait défiler, à l’arrière-plan, tout un appareil militaire qui se trouvait étrangement projeté dans l’appartement de Sandra et Oreste.

     – … Le Présidium se réjouit de cette étrange aventure, mes chers visauditeurs… Cela va donner l’occasion à la Milice d’effectuer une foudroyante démonstration des procédés modernes… Cet étrange adversaire, dont l’apparition a été signalée il y a une heure environ, sera, non plus désintégré comme on le faisait au bon vieux temps, non plus « atomisé », pour employer l’expression archaïque, mais neutralisé devant vous par un réseau ultra-puissant d’ondes bleues…

     Cette évocation serra le cœur de Serge et fit blêmir Sandra, Lio, lui, à cheval sur la cuisse musclée de son grand ami, poursuivait son discours ésotérique à l’intention du jouet d’étoffe et de son, sans se soucier du speaker ni des chars de combat, des cosmonefs et des guerriers isolés et volants qui défilaient dans l’émission, en une spectaculaire démonstration de forces spatio-terrestres.

     Le speaker donna quelques détails. On n’avait encore pu comprendre l’apparition du monstre. Il n’était nullement envoyé par des ennemis extraplanétaires, ni même extra-stellaires, comme on l’avait déjà prétendu. Les savants émettaient l’hypothèse d’un survivant de la préhistoire, émergeant des entrailles du globe — cependant profondément exploré — et ayant survécu dans les parages de la pyrosphère interne.

     Il venait de la Bourgogne, des environs de l’antique cité de Joigny, de la vallée du Tholon, sur les flancs de laquelle la plante traditionnelle des Terriens, la vigne, florissait abondamment et sans parasites. Mildiou et phylloxéra n’étaient plus depuis longtemps que des souvenirs, grâce aux procédés prestigieux de l’arboriculture, et les traitements aux sulfates mercuriens, qui avaient détruit les organismes anti-végétaux.

     – Joigny… murmura Sandra.

     Serge ne dit rien. Il évoquait, lui aussi, la petite maison de Champvallon, aimable demeure agreste où le ménage Sandra-Oreste l’invitait souvent en week-end. Le sphéroscooter du ménage l’y emmenait en quelques instants, avec Lio, à cent cinquante kilomètres de Parisipolis et tous connaissaient bien cette région pittoresque et féconde, cette Bourgogne productrice de vins généreux, célèbres dans toute la Galaxie, dont le premier cru fleurit à Joigny, sur la côte Saint-Jacques.

     Sandra et Serge, au fur et à mesure que l’émission se déroulait, étaient parfaitement convaincus. Un être fantastique avançait vers Parisipolis. Il avait été détecté, dès son apparition — aussi incompréhensible que spontanée — par le formidable intellect d’Oreste, qui savait aussi écouter les voix de l’Univers, déchiffrer ces messages sibyllins que les radars stellaires enregistrent depuis 1950 sans parvenir à en déterminer le sens ni l’origine.

     Mais, cette fois, c’était autre chose. Oreste avait vu le monstre. Il ne s’agissait plus d’hallucination, mais bel et bien de télévision humaine.

     – Quelle victoire pour nous ! murmura Serge. Non seulement Oreste sera sauvé, mais la loi antimédium va devenir caduque. Et les sciences télépathiques feront un pas en avant, un pas de géant, freiné depuis plus de cinquante ans par les préjugés technologiques, qui n’admettent que la transmission de pensée limitée, contrôlée, étatisée en quelque sorte…

     – Oui, mais… les crimes ? râla Sandra. Le médecin se rembrunit :

     – Ils assassinent toujours. J’en suis convaincu. Leurs victimes sont de VRAIS médiums, c’est-à-dire autre chose que des fantaisistes, mais des humains aux qualités non pas extra-sensorielles, disons plutôt : ultra-sensorielles !…

     Il s’interrompit.

     Le speaker annonçait la fin du défilé militaire. On avait montré au public les forces mobilisées contre le monstre. Il fallait bien, maintenant, parler de ses ravages. L’énorme bête remontait la vallée de l’Yonne. On entendait le ronron des moteurs gravitationnels, et des miliciens passaient au faîte des arbres. Il y avait beau temps que l’utilisation de la gravité localisée avait permis le remplacement des hélicoptères individuels et des scaphandres encombrants. Maintenant, en armure de nylon blindée (en contexture spéciale réfractaire aux projectiles et aux rayons) les guerriers, casqués de globoïdes transparents, évoluaient tels des oiseaux, avec l’aisance de nageurs de l’air.

     Leurs formations paraissaient guetter l’ennemi. Dans le ciel, on voyait parfois, en dépit de l’heure solaire, passer le météore d’argent d’un stratonef. Un énorme croiseur cosmonef était immobile, au zénith.

     À bord, se trouvait l’officier général chargé de coordonner les opérations.

     – …mes chers visauditeurs, vous allez assister à la destruction de la puissance du monstre inconnu, et à sa capture dans un formidable réseau d’ondes bleues…

     Le décor changea et on passa au-delà du cours de l’Yonne et du rideau de peupliers.

     Sandra et Serge poussèrent un cri. Le même cri, sans doute, que les millions de visauditeurs de tous les points de Sol III auxquels leur vidéo apportait cette vision.

     Non loin d’une falaise, tranchant sur l’ensemble plat du paysage, et qui devait être Saint-Julien-du-Sault, une forme gigantesque apparaissait.

     Mais ce qui surprenait chez cet être fantastique, ce n’était pas seulement ses dimensions (Sandra et Serge étaient prévenus puisqu’Oreste l’avait détecté, l’évaluant à soixante ou quatre-vingts mètres alors qu’il devait en mesurer près de cent) c’était, surtout, sa nature.

     Rien des plésiosaures et autres diplodocus qui existaient encore en rares spécimens dans une planète du Centaure, terre à évolution récente, rien des mollusques irradiants d’Altaïr, des oiseaux-flammes de la couronne solaire ni des vampires spatiaux, qui se nourrissaient par osmose des leucocytes des navigateurs sidéraux.

     Mais un animal tel qu’il ne pouvait logiquement en exister aucun dans aucune planète connue ou inconnue.

     Un animal qui n’était pas sorti de la main du Créateur et qui ne correspondait à aucune forme évolutive POSSIBLE. Tous les psychologues de l’Univers devaient être d’accord sur ce point, ayant déterminé depuis longtemps, avec autant de précision que les chimistes calculant la teneur en molécules d’un corps inédit, les formes probables de l’échelle animale selon les divers systèmes solaires.

     Si l’humain est partout le même dans le Cosmos, le végétal et l’animal sont multiples. Mais non illimités dans leurs formes.

     Et pourtant, si aucun homme d’aucun siècle ni d’aucun système n’en avait jamais vu de semblable, il n’était pas une nouveauté dans sa forme apparente, et surtout pas pour les Terriens, les hommes de Sol III.

     – Un dragon !… râla Sandra.

     Lio envoya promener l’ours en peluche, se remit en équilibre sur les genoux de Serge et entreprit d’escalader le corps du colosse pour se hisser jusqu’à sa robuste épaule.

     Serge l’aida, d’une façon distraite, sans perdre de vue l’animal fabuleux.

     Et le médecin bredouillait :

     – Si c’est cela qu’Oreste a vu… je comprends…

     – C’est le dragon du Moyen-Âge, gémissait Sandra… la tête de chien, le corps de lion qui se termine de façon reptilienne. Voyez, ces anneaux formidables !…

     – C’est le dragon antique, rectifia Serge, le monstre dédié à Minerve et qu’Heraklès combattit au Jardin des Hespérides. Avec ses ailes de chauve-souris et… oh ! ! !

     Terrifiés, ils regardaient. Et le monde entier, par les vidéos, regardait avec eux.

     Une horde de guerriers volants entourait le monstre, prêts à l’attaque. L’animal, bizarrement replié sur lui-même, avait levé sa tête géante et on à entendait son formidable meuglement.

     Mais, sans qu’il eût ouvert la gueule, rien que par le dégagement flamboyant de ses immenses naseaux, il avait littéralement enflammé la compagnie volante. Il n’y avait plus, au pied de la falaise, que des corps, des formes vagues et noirâtres, si totalement carbonisées que, subitement très légères, elles tombaient comme les feuilles d’un arbre de mort.

     Aussitôt, et les échos visuels et audibles du combat parvinrent au monde entier, l’officier général dut donner l’ordre de la grande attaque.

     L’appartement de Sandra, comme tous les logis de la planète et des planètes-sœurs où l’émission était diffusée furent envahis par les reflets d’azur flamboyant des ondes bleues, dont le réseau devait paralyser le dragon incompréhensible.

     Il rugit, ouvrant une gueule immense.

     – Seigneur ! cria Sandra, il crache du feu…

     Lentement, avançant ses formidables pattes et traînant sa queue hideuse dont les écailles devaient avoir chacune un bon mètre, le dragon se mit en marche.

     La voix tremblante d’un des speakers, sans doute placé dans un des sphéroscooter-caméras, annonça, au prix de quel effort :

     – Chers visauditeurs… l’onde bleue va agir… le monstre va achever sa courte carrière et…

     Un immense cri retentit dans tous les téléviseurs du monde tandis que le dragon, ouvrant ses ailes de chauve-souris, ses ailes de deux cents mètres d’envergure, s’élançait subitement vers l’azur.

     Et ce fut le massacre…

     Dans un extraordinaire flamboiement bleu provoqué par les ondes qui cherchaient à le capter dans leur réseau géant, émis par le cosmonef-amiral et d’autres croiseurs spatiaux, des stratonefs et des sphéroscooters de combat rapproché qui unissaient leurs efforts, le dragon commença à détruire la flotte terrienne envoyée contre lui.

     Le feu, qui sortait en flèches irradiantes de ses naseaux et de sa gueule horrible changeait les appareils en carcasses noirâtres qui tombaient lourdement sur la berge de l’Yonne et dans les plaines avoisinantes, devenant spontanément les cercueils de leurs valeureux équipages.

     Le général en chef dut se rendre compte du péril. On entendit encore vaguement le speaker disant qu’il se passait quelque chose qui retardait le succès, qu’une mauvaise coordination du réseau d’ondes bleues avait provoqué cette victoire sans suite du monstre insolite.

     Et le grand cosmonef, du haut du zénith, fonça à la rencontre de l’animal dont le vol lourd jetait une ombre immense sur la riante vallée et le promenoir d’argent de l’aimable rivière.

     La tonalité générale ne fut plus bleue, les ondes-réseaux s’étant avérées impuissantes en dépit de l’explication embarrassée du speaker, mais d’un violet à peine soutenu, engendré par les rayons infra-mauves, cette arme prodigieuse des Terriens qui, dès qu’ils avaient pu dépasser l’ultra-violet, avait tenu la Galaxie en échec avant pacification.

Les flèches mauves, qui n’avaient jamais connu d’obstacle, et qui avaient fait reculer jusqu’aux créatures infernales de l’Étoile Sirius acharnées à conquérir le Cosmos, atteignirent le dragon.

     Et le cosmonef explosa, créant, une seconde durant, un soleil violet jamais vu par des regards humains.

     Alors, dans le petit appartement d’Oreste et de Sandra, il se passa une chose bien plus étonnante, bien plus impressionnante et plus terrible encore.

     Sandra, placée en face de Serge, et Serge lui-même, qui tenait toujours l’enfant serré tendrement contre lui, le virent rire et battre des mains comme pour saluer la victoire du monstre.

     – Li… Lio… mais tu es content !

     Le petit fixa sur sa mère ses yeux d’azur, où se lisait une joie immense, une de ces joies enfantines sans tache, sans ombre, que les adultes ne retrouvent jamais, sortis une fois pour toutes des Nirvanas puérils.

     – Lio ! ! !

     – Content, Maman ! La grosse bébête… A tué les méchants qui voulaient lui faire du mal !…

     La jeune femme et le médecin échangèrent un regard où se lisait leur vertige. Sandra voulut réagir :

     – Mais… mon chéri… c’est très mal… Au contraire…

     – C’est des vilains, cria Lionel. Ils voulaient me tuer mon « ragon » !

     – Ton dragon !…

     – Oui… c’est mon mien… à moi !… Serge bondit, saisit Lionel à pleins bras et le jeta presque dans les mains de sa mère :

     – Sandra… Prenez-le !… Faites-le dormir… au nom du ciel… il y a peut-être moyen de tout arranger… Je crois que j’ai compris !…

    

    

 

    

      

CHAPITRE VI

 

      

     Le président Trex était blême. Toutefois, il prenait sur lui de paraître calme. Placé, par moratoire, à la tête de la confédération Martervénux, soit l’ensemble Terre-Lune-Vénus-Mars-Phobos-Deimos, il se devait de faire face à l’invraisemblable situation présente.

     Dans l’immense salle du palais de Yorkneuf, face aux ruines historiques de Manhattan, vestiges des derniers conflits atomiques, sous la coupole de quartz vénusien qui diffusait sa douce clarté smaragdine, il était assis sur le trône présidentiel avec, devant lui, en amphithéâtre, les gradins sur lesquels commençaient à s’installer les représentants des divers départements politiques et techniques des six planètes.

     De sa place, il pouvait difficilement distinguer, à l’œil nu, ceux qui étaient réellement là (c’est-à-dire tous ceux qui se trouvaient présentement à Yorkneuf) et les autres, spectres télévéhiculés, dont les doubles prenaient place sur les gradins, au fur et à mesure que l’appel mondial les alertait. C’était ainsi qu’en quelques minutes, il était aisé de réunir le Présidium du Martervénux.

     Il voyait, devant lui, jaillissant spontanément de l’invisible, les membres du Présidium dans des tenues diverses, le plus souvent inadéquates à la solennité de la séance. Mais, en raison des diverses heures régnant sur les fuseaux horaires des six planètes, on voyait le préfet de Deimos en tenue de soirée, tandis que celui de la Mer des Humeurs ruisselait encore sous son peignoir de fibril, ayant été tiré de son bain par l’alarme. L’amiral de la flotte Vénusienne, chargé de la surveillance des parages de Mercure, colonie à peu près inhabitable, était en grande tenue, surpris, alors qu’il se rendait à une revue de ses spationefs et le Gouverneur des régions eurasiennes était, lui, en short de nylon, gardant encore à la main sa raquette de tennis.

     Trex crut avoir des troubles de la vue. Ce n’était qu’une erreur de directions d’ondes, le préfet des Canaux martiens, en uniforme pourpre chamarré d’étoiles d’or, se superposant en invisible écran sur l’image du Directeur de l’Institut Cybernétique de New-Rio, lequel était coiffé de son casque à antennes, venant au Présidium alors qu’il inspectait les installations radars de l’Antarctique.

     Ces deux derniers membres se chamaillèrent un instant sur la place, ce qui produisit des interférences non seulement visuelles mais audibles, et Trex dut faire intervenir le préfet Technologique du Palais, qui remit en place ces Messieurs en réglant leurs ondes embrouillées.

     – Hâtez-vous, Messieurs, je vous en prie, prononça Trex, dont la voix résonnait en ce moment dans les six planètes, voire à bord des cosmonefs où se trouvaient plusieurs des membres du Conseil.

     Quand ils furent tous arrivés, Trex commença un rapide exposé sur l’apparition du monstre qui terrorisait les parages de Parisipolis. Le délégué du Pacifique s’excusa et disparut un instant. Il avait oublié, à son palais de l’île de Pâques, un bloc-notes télépathique sans lequel, assurait-il, il ne pouvait suivre aucune séance. Il ne lui fallut, heureusement, qu’une bonne minute et demie pour effectuer l’aller et retour, ce qui n’en provoqua pas moins une réflexion désobligeante du président Trex sur la carence mnémotechnique de certains hauts fonctionnaires.

     On voyait, derrière le préfet de Parisipolis, élégant dans son smoking de nylon, avec pantalon de fibril, la silhouette de l’antique Tour Eiffel, se profilant sur la fenêtre de son bureau et qu’il semblait amener avec lui. Il gardait le chic français, toujours légendaire et inégalable dans les six planètes, voire dans tout le Système de la Galaxie, en dépit des prétentions à la distinction des Polariens. Trex lui donna la parole et, avec une concision lumineuse, il narra l’apparition spontanée du monstre et l’échec terrifiant de l’onde bleue, impuissante à ligoter le dragon, le choc en retour des inframauves, qui avaient fait exploser le cosmonef-amiral…

     L’honorable Mandarin Fou-Tang, Eurasien, sourit de son sourire bouddhique et insista pour voir le monstre. Le préfet de Parisipolis, sur l’injonction du président Trex, fit donner satisfaction à Fou-Tang et à la majorité des membres du Présidium.

     Les sphéroscooters - caméras transmirent aussitôt le reflet du dragon qui pataugeait avec volupté dans la forêt de Fontainebleau, écrasant des arbres séculaires et ravageant les hauteurs d’Avon. On le vit, folâtre, tel un animal familier, jongler avec les rochers célèbres et se vautrer dans les sablières. Mais le ciel était vierge de tout croiseur, la Terre déserte alentour. Le préfet de Parisipolis avait fait le nécessaire pour regrouper ses troupes.

     – Monsieur le Préfet, demanda Trex, quelles sont les mesures prises pour protéger Parisipolis ?

     – Tous nos centres militaires et techniques sont en action, Monsieur le Président, en liaison avec les onze flottes terro-spatiales. Je dis onze, hélas ! la douzième étant intégralement détruite par la fureur de l’ennemi…

     – Et quel en est le résultat ?

     Le préfet parisipolitain hésita, fit la moue mais la rectifia à une vitesse de fusée-lumière en un sourire assez indulgent pour appeler semblable sentiment chez ses auditeurs.

     – Messieurs, mes collaborateurs et moi ayant dû constater l’échec d’un effort basé uniquement sur les forces que nos collègues scientifiques ont mis à notre disposition, on édifie un bûcher, oui… Voyez ces grues géantes, qui viennent de tous les coins de l’horizon, Elles sont chargées d’entasser le bois que les stratonefs amènent des forêts d’Europe et d’Afrique, les plus proches… L’Institut mécanotechnique prépare, sur cet immense amas de bois, une concentration d’ondes bleues qui, si elles n’ont pas d’effet direct sur le monstre, participeront à notre combat, en maintenant les éléments du foyer… Un feu géant, Messieurs, pour tenter de lui faire peur…

     L’Amiral vénusien pouffa, dans la première seconde de stupeur qui suivit. L’Honorable Fou-Tang souffla à son voisin spectral, le délégué de Zambézopolis, un superbe noir en nylon blindé orange, qu’à son avis, les Terriens étaient désarmés devant une pareille situation.

     Mais on n’avait pas le choix. Le Présidium perdit encore quelques instants en verbiage. On convint de concentrer vers Parisipolis toutes les forces des six planètes qui n’étaient pas absolument nécessaires à la garde des frontières spatiales, soit les huit orbites concentriques bordant la zone des petites planètes, dont l’empire demeurait une source de sourds conflits entre le Martervénux et les grandes planètes alliées du Système.

     Et, à Parisipolis, le bûcher ayant été achevé en un temps record, on y mit le feu alors que le monstre, ayant assez joué dans la forêt de Fontainebleau, prenait son vol vers Parisipolis, secouant ses ailes géantes et faisant tomber, en cours de route, des fragments de troncs d’arbres et des gravats de rocs qui adhéraient aux membranes visqueuses de son envergure ou aux écailles poisseuses de son arrière-train.

     Et, télévisauditivement, tout le Présidium vit le monstre arriver dans les parages du bûcher dont les éléments, drainés par les ondes bleues, s’entassaient et s’allongeaient sur des kilomètres dans la vaste plaine. Un véritable rideau de feu, que le Présidium voyait bizarrement verdoyer sous la coupole de quartz vénusien, masquait maintenant l’horizon parisien. Pour dire quelque chose, le préfet lunaire de la Mer des Humeurs crut bon de rendre hommage au courage des sphéroscootéristes - cameramen grâce auxquels on pouvait suivre la fantastique aventure, ceux-ci évoluant dans les parages du monstre volant en dépit de la perte de leurs camarades.

     Mais il attira l’attention sur lui et, comme il était toujours en peignoir de bain, il se sentit gêné et se tut.

     D’ailleurs, le spectacle passionnait le Présidium.

     Il s’avéra bientôt que si le monstre hésitait devant l’immense mur de flammes, s’il prenait contact avec le sol et, ayant replié ses ailes, avançait en reniflant, il ne reculait pas pour ça. Un léger frisson passa sur l’assemblée.

     Là-dessus, devant le trône du président, un petit voyant joua. Trex, agacé poussa un bouton :

     – Oui ?… Je suis en séance ! Ce n’est pas le moment !

     – Monsieur le Président, le professeur Aghar demande à être entendu par, le Présidium…

     Un travail foudroyant se fit dans le cerveau de Trex. La situation lui semblait perdue, sombrant dans le ridicule. Un dragon qui semblait fabriqué par l’imagination de quelque rêveur d’un passé démodé mettait en échec le Martervénux. Il fallait écouter Aghar, en qui il avait une grande confiance.

     Il annonça brièvement l’entrée du grand psychologue, lequel, bien que n’étant pas membre du Présidium, devait être entendu.

     Le Maître de la Cité-Clinique fit une entrée foudroyante, sous forme de spectre télévéhiculé. Il parlait de son bureau de la Cité. Celle-ci, se trouvant au Sud de Parisipolis, était à proximité de la plaine où flambait le rideau de feu destiné à éloigner ce fauve d’un nouveau genre.

     – Professeur, ne perdons pas de temps, parlez !…

     Le petit homme rond n’y alla pas par quatre chemins :

     – Mes chers confrères, j’estime votre savoir. Mais les gens comme vous et moi, qui appliquent certains règlements, ne sont que des ânes…

     Il y eut un certain chahut, sous la coupole de quartz smaragdin, alors qu’on voyait le monstre avancer une patte prudente vers le bûcher, puis s’enhardir et commencer à disperser les éléments enflammés. Il avait du mal à y parvenir, le réseau d’ondes bleues, impuissant contre lui, maintenant solidement les troncs immenses entassés en ordre géométrique par les grues géantes.

     – Professeur Aghar ! cria Trex. Voyons…

     – Des ânes ! grondait Aghar. Moi-même je traite des fous, ou soi-disant tels… Mais si nous reconnaissons nos erreurs, notre science fera des progrès considérables. Nous refusons d’admettre que certains humains ont des facultés extra-sensorielles…

     – Il n’y a pas de surnaturel ! cria le préfet des Canaux martiens.

     – Je suis de votre avis… Tout est naturel, même ce qui semble extraordinaire ou impossible… Mais nous ne savons pas tout, nous ne savons pas grand-chose. Certains humains, en ce moment, entendent l’Univers…

     – Nos radars captent, sans arrêt, des messages indéchiffrables, fit remarquer l’Amiral de la flotte de Mercure.

     – Indéchiffrables par vos meilleurs techniciens !… Parce qu’ils ne peuvent en connaître ni en deviner le code. Ces messages, émis par des races inconnues, peut-être non-humanoïdes, n’ont pas trouvé chez vous leur Champollion !

     – Insinueriez-vous, Professeur, que vos malades ?…

     – Malades ?… Gens lucides, plus que normaux, hélas !… Ils entendent eux… et ils déchiffrent. Non en code, mais en saisissant, avec la rapidité prodigieuse de l’entendement humain, le contenu d’un message donné dans une langue inconnue, peut-être inhumaine. Mais présentant un sens certain. Et le… ne disons pas médium, mettons : l’homme-antenne, reçoit des vibrations comme un vulgaire poste-radio.

     – Mais d’où viennent ces vibrations ? vociféra Trex.

     À ce moment, le préfet de Parisipolis jeta un cri de désespoir.

     Tous portèrent les yeux vers l’écran. Le monstre traversait lentement le rideau de flammes.

     La consternation était générale. Aghar, crispé à son bureau, reprit :

     – Je n’ai plus le temps de discourir. Des humains — en nombre réduit — entendent l’univers. Ils perçoivent les vibrations émises dans un monde galactique ou extragalactique, on ne sait, dont nous ignorons tout. On sait seulement, par ces privilégiés (si je puis dire) que cette race veut conquérir le système solaire, et Sol III, notre terre, en particulier. Or, Messieurs, le délégué eurasien vient de le confirmer, notre planète est livrée à une vague de crimes incompréhensibles. Toutes les victimes sont des voyants clandestins. D’autres, qui disent tout haut que la race mystérieuse va lancer des engins formidables vers le soleil, sont persécutés par nous… oui, nous (il se frappait la poitrine). Nous les disons hallucinés, névrosés, paranoïaques ou mégalomanes, que sais-je ?… Or, ils sont lucides, ils nous renseignent… ils nous préviennent.

     L’écran attestait la marche du monstre qui se rapprochait de Parisipolis, sans se presser. Au-delà du rideau de feu, il se léchait les pattes et, à l’étonnement du Présidium, il se mit à se passer une de ces pattes au-dessus de l’oreille, comme un petit chat qui annonce une période de pluie.

     – Où voulez-vous en venir. Professeur ? demanda l’amiral vénusien, qui mordillait sa moustache par instants, se demandant tout de même comment sa flotte, le cas échéant, aurait raison d’un semblable animal.

     – Un de mes malades, le cas ZA6-30, Messieurs, avait annoncé qu’il entendait les messages de nos ennemis hynothétiques. Aujourd’hui, il a subi une nouvelle crise…

     – Quel rapport avec le sujet oui nous réunit ? demanda le préfet des Canaux de Mars.

     – Mon malade — si j’ose encore dire cela — a été interné parce que, depuis des semaines, il déclarait qu’il interceptait mentalement des messages émis d’un monde inconnu, mais tous relatifs à une prochaine invasion de notre système, et de Sol III en particulier. Or, Messieurs, il y a quelques heures, il devait être maîtrisé au cours d’une nouvelle crise. Cette fois — écoutez-moi, je vous en supplie — il ne parlait plus des extra-planétaires, mais du monstre… Oui… à l’avance, il a annoncé le monstre. Ou plutôt, en effectuant des recoupements d’horaire, je suis habilité à croire qu’il a détecté l’animal dès son apparition…

     – Je donne la parole au lieutenant-colonel Retz, tonna le président, Aghar s’étant assis.

     Retz se leva, à son fauteuil situé présentement sur la Tour des Nuées, un des plus anciens postes lunaires, et qui était le centre de l’Interpol-Interplan, la police des six planètes.

     Spectres et vivants le regardaient. Tous savaient que Retz parlait généralement peu, après avoir fort bien écouté.

     – Messieurs, dit l’officier de police, je dois, après la communication du professeur Aghar, vous rendre compte de ceci. Il me semble que c’est corollaire à l’enchaînement des événements actuels. L’Interpol-Interplan, vous le savez, possède un département douanier, qui contrôle sévèrement les voyages interplanétaires et délivre les passeports pour les transits à travers le Martervénux, voire les envols vers Saturne, Uranus, Jupiter, etc. Ne parlons pas des voyages galactiques, réservés aux pionniers, militaires ou techniciens. Or nous luttons depuis quelque temps, contre une organisation clandestine de départs illégaux. En même temps, nous avons cru découvrir que certains Terriens isolés quittaient Sol III pour une destination inconnue… J’ai là, sous les yeux, un fichier sonore que je tiens à votre disposition. Un lien existe entre tous ces évadés, dont nous ne trouvons nulle trace malgré nos recherches. Tous, Messieurs, étaient susceptibles d’arrestation ou d’internement pour infraction à la loi anti-médium…

     L’émission venait de reparaître. On voyait Parisipolis et, dans la direction sud, très loin, vers la Cité-Clinique, le monstre qui se grattait les écailles, sous un ciel qui s’étoilait lentement. Une vague lueur indiquait la ligne de feu, désormais inutile.

     Le lieutenant-colonel Retz s’était assis. L’amiral vénusien tonna :

     – Je ne saisis pas… Je ne vois pas…

     – Je crois comprendre le colonel Retz, coupa le professeur Aghar. Et sur un signe du président, il enchaîna :

     – Tout porte à croire que ces clandestins étaient des ultra-sensoriels, comme le cas ZA6-30 dont je vous ai entretenu. Avertis télépathiquement du danger qu’ils couraient de la part des ennemis — bien réels, j’en suis maintenant convaincu — du système solaire, ils cherchent à quitter la Terre. Car ils sont pris entre deux feux. Nous, les Terriens, nous les persécutons en les traitant de déments. Les autres, quelque part dans la galaxie, se voyant découverts, les tuent les uns après les autres, pour qu’ils ne puissent révéler la formidable menace qui pèse sur Sol III, sur le Martervénux, et même de Sol I à Sol IX.

     L’intérêt du Présidium allait croissant. Maintenant, le scepticisme n’était plus de mise. Les militaires, particulièrement, préconisaient des mesures. Le préfet des Canaux martiens insinua perfidement que ce n’était plus l’heure des psychologues, donnant pour preuve que le professeur Aghar, ayant voulu faire peur au monstre en conseillant le bûcher, avait échoué avec ce procédé puéril.

     Aghar, très sport, reconnut son échec publiquement.

     – Il n’en est pas moins vrai, reprit-il, que nos ennemis détiennent une puissance formidable. Ils nous ont envoyé un éclaireur, l’avant-garde, si j’ose dire, de leur armée : le dragon ! Il a été télévéhiculé… Comment ? Je n’en sais rien. Notre première hypothèse de l’animal venu de la pyrosphère terrestre ne tient plus.

     – Ces inconnus doivent avoir découvert le secret du subespace, cria le délégué de l’Ile de Pâques, qui feuilletait son aide-mémoire télépathique.

    Cette supposition, rallia la majorité des suffrages. Mais cela n’arrangeait rien.

Le professeur Aghar demanda alors l’autorisation de passer outre à la loi anti-médium. Ce qu’il préconisait, d’accord avec le préfet parisipolitain, c’était d’utiliser le seul homme-antenne connu : ZA6-30. On l’interrogerait. Il dirait ce qu’il savait, ce qu’il voyait. Sans doute pourrait-il renseigner le Présidium et l’immense armée du Martervénux qui pourrait agir avec efficacité.

     Il y eut quelques protestations de principe. Les militaires, en particulier, et quelques techniciens butés, se refusant à utiliser les services d’un devin, comme aux âges reculés. Mais une nouvelle incursion du monstre reprenant sa marche aux étoiles vers Parisipolis décida le Présidium.

     Aghar reçut pleins pouvoirs. C’était tout ce qu’il voulait.

     Il salua brièvement et pressa un bouton sur son bureau.

     Dans le vaste hémicycle de Yorkneuf, il y eut un vide, sur les degrés verdâtres de l’hémicycle, le spectre du professeur Aghar ayant cessé d’être présent.

     Aghar, dans la salle-cerveau de la Cité-Clinique, donnait déjà des ordres :

     – Qu’on fasse chercher le docteur Vérix ! Tout de suite ! Il faut le retrouver ! Je gage qu’il est parti chez Sandra Oreste, épouse de ZA6-30. Et que celui-ci soit aussitôt amené ici, avec tous ménagements possibles !

     Sa voix, résonnant par les micros dans l’ensemble de l’immense construction, provoqua un certain remue-ménage. Il fallait, d’urgence, obéir au grand patron.

     Du haut de la Tour Nord, un sphéroscooter à traction gravitationnelle prenait son vol et filait stratosphériquement, pour retomber, presque à la verticale sur Parisipolis. Le pilote et l’envoyé de la Cité, qui allaient à la recherche du docteur Vérix, avaient évité la ligne droite pour échapper au monstre, qui déambulait à moins de mille mètres de la ville des fous.

     Le professeur Aghar épongeait son front. Après la fantastique séance de télémultiplex qui avait réuni le Présidium auquel il avait fait un tel rapport, il n’avait pas le droit de s’arrêter.

     – Je saurai… je lui arracherai son secret… Nous pouvons sauver le monde.

     Angoissé, il évoquait ces êtres extragalactiques, s’ingéniant à conquérir le système solaire, et Sol III, l’aimable Terre enviée à travers le Cosmos pour son climat paradisiaque.

     Du moins la Providence avait-elle permis que les ultra-sensoriels puissent entendre les voix noires venant de l’étoile mystérieuse. Le grand psychiatre eut un geste de désespoir :

     – Ah ! Si j’y avais cru plus tôt…

     Il ne se consolait pas de son scepticisme. Sa science était en échec, et cela lui faisait plus de mal que d’évoquer le péril qui menaçait les neuf planètes et leurs satellites.

     Un voyant bleu clignota. Avant qu’Aghar eut invité le visiteur à pénétrer dans la salle-cerveau, un interne — l’adjoint de Serge Vérix — apparut à travers un fragment de mur désintégré et qui se refermait derrière lui.

     Son visage décomposé était tel que le professeur s’attendit tout de suite à une nouvelle catastrophe :

     – Parlez !… Qu’y a-t-il ?…

     – Professeur !… ZA6-30… Il est…

     – Encore en crise ? Alors amenez-le vite…!

     – Non… Il a… Foudroyé !… Tombé dans sa cellule ! Nous ne pouvons le ranimer…

     Le psychiatre reçut le coup en pleine poitrine.

     ZA6-30 et sa lucidité extragalactique, c’était le seul espoir sans doute de sauver le système solaire.

     Mais l’ennemi inconnu avait été plus vite que le professeur Aghar, que tout le Martervénux. Il avait frappé, abattant le dernier ultra-sensoriel connu sur Sol III.

     Et le savant, halluciné, crut comprendre que le système solaire, le Martervénux, la Terre, l’Humanité, étaient à la merci de leurs ennemis interstellaires…

    

    

    

 

      

CHAPITRE VII

 

      

     La nuit était venue, une belle nuit scintillante où les Terriens pouvaient admirer la beauté des mondes qui commençaient à se révéler à eux, et où il ne leur était plus interdit de songer à s’évader…

     Mais, ce soir, les hommes de Sol III, et les Parisipolitains en particulier ne songeaient guère aux voyages cosmiques. Dans les formidables buildings, ils tremblaient derrière leurs portes à désintégration immédiate et leurs serrures magnétiques. Et leurs dirigeants couvaient d’un œil morne les spirales émettrices des ondes bleues, les tubes à inframauve, qui s’avéraient impuissants…

     Dans le petit appartement de Sandra, Lio commençait à s’endormir, bercé par son lit automatique, dans la musique douce de la nursery où les lumières s’estompaient avec une lenteur savamment calculée.

     Dans l’ombre, près de lui, Sandra veillait, pareille à toutes les mères humaines, qui ont tremblé pour leur progéniture depuis que le Cosmos a été engendré, qui tremblent encore, dans toutes les planètes de toutes les Galaxies…

     Mais, peut-être, jamais maman n’avait connu semblable angoisse. Jamais une aussi étrange menace n’avait pesé sur un enfant, dans l’immensité universelle.

     – Sandra, rien n’est impossible.

     Près d’elle, le fidèle était toujours là. Elle mit un doigt sur ses lèvres pour lui faire comprendre que le silence était nécessaire. Les nourrices-robots se chargeaient du sommeil de l’enfant. Pourtant, le docteur Vérix paraissait avoir répondu à sa préoccupation profonde.

     Le vidéo avait révélé une sorte de détente dans l’attaque, le dragon semblant somnoler, sans doute fatigué par ses exploits. Il demeurait non loin de la Cité-Clinique, le nez dans les pattes, respirant fortement, ce qui provoquait, à chaque souffle, un double jet Fulgurant par ses puissantes narines.

     Les forces spatio-terrestres se regroupaient. De Mars à Vénus, de la Lune et des parages de Mercure, les forces de la Confédération des six planètes filaient vers la Terre, pour apporter du renfort. Des messages avaient alerté les autres globes du système solaire et, jusqu’à Sol IX, l’antique Pluton, cosmonefs et stratonefs étaient en alerte. En code, le Présidium du Martervénux avait cru bon d’avertir ses voisins de l’espace : un être fantastique et pratiquement invulnérable, vraisemblablement expédié par le subespace, avait été projeté sur Sol III par une race mystérieuse, avide de conquérir l’empire du Soleil.

     – Il dort, murmura Sandra.

     Serge et la jeune mère s’éloignèrent et passèrent dans la salle aux joujoux. Le jeune médecin n’avait pas voulu parler tant que l’enfant ne s’était pas endormi. Maintenant, tous deux se trouvaient face à face. Et, tout de suite, Sandra s’écria :

     – Maintenant, me direz-vous, Serge ?…

     – Je comprends votre terreur, ma chère amie. Mais en connaissance de cause, le péril est moindre… Nous avons des ennemis redoutables… Il nous est difficile de les connaître, ce qui est un sérieux handicap, pour le Martervénux tout entier, et pour nous en particulier… Du moins, si nous découvrons leurs procédés, pourrons-nous commencer à combattre…

     Sandra l’écoutait passionnément. Qu’avait-il donc découvert ?

     – Avez-vous remarqué, Sandra, qu’avant même que nous ayons prononcé ce nom, Lio a parlé de son « ragon » ?…

     – Oui. C’est vrai…

     – Ce nom, il ne l’a pas inventé… D’autre part, dans quelle région de France est apparu le monstre ? Près de Joigny, dans les parages où vous allez, Oreste, votre fils et vous, passer à peu près tous les week-ends. Ensuite, il est revenu vers Parisipolis, en remontant le cours de l’Yonne, puis il est arrivé vers les parages de la Seine, à travers la forêt de Fontainebleau… Que concluez-vous, chère Sandra ?

     La jeune femme suivait l’exposé avec une attention soutenue. Elle enchaîna :

     – …le monstre, le dragon de la fable brusquement incarné, a jailli, a vécu et sévi uniquement dans un cadre que mon fils connaît bien… Depuis qu’il est au monde, il survole en sphéroscooter ce paysage une fois par semaine, ou presque… Il en connaît tous les détails…

     – Bien. Je vois que vous me suivez… Voulez-vous me permettre, maintenant, d’explorer son lecteur électronique et son imagerie reliefcolor ?…

     Tous deux se dirigèrent vers l’appareil qui, camouflé en un charmant théâtre guignol, naïvement coloré, offrait une scène minuscule, avec un rideau de velours pourpre qui s’ouvrait à la volonté de l’enfant. La scène miniature pouvait présenter des images animées ou fixes d’une véritable encyclopédie enfantine, prévue pour ceux qui, comme Lio, ne savaient pas encore lire.

     Le tableau de commandes attenant ne comportait pas de graduations en chiffres et en lettres, mais un répertoire de petites diapositives lumineuses, représentant la gamme des séries d’images susceptibles d’apparaître sur la scène du théâtre guignol, repères aisément reconnaissables pour les jeunes usagers.

     On y voyait des animaux, des oiseaux, des insectes, des poissons, les uns originaires de Sol III, les autres de l’ensemble du Martervénux et des planètes géantes, Saturne, Neptune, Jupiter. Il n’y manquait ni les animaux de la fable, ni les héros de la mythologie, ni les personnages historiques. Les guerriers des divers mondes et des diverses époques, les modes de locomotion planétaires et interplanétaires, les constructions de tous les siècles et de toutes les civilisations, les vaisseaux de guerre maritimes, aériens ou spatiaux y étaient également représentés. Tout cela formait un magazine coloré, vivant, que l’enfant pouvait faire apparaître à son gré sur son théâtre personnel. Les figurines, en reliefcolor, sans écran apparent, évoluaient ou stoppaient au caprice du bambin, tandis qu’une voix douce et bien timbrée donnait les renseignements nécessaires, en un résumé succinct et précis. Le tout remplaçait les livres d’images des siècles passés.

     C’était un jouet de très grande valeur, que Serge Vérix lui-même avait offert à Lio, le fils de ses grands amis Oreste et Sandra.

     – Là, dit Serge, nous allons trouver ce que nous cherchons…

     Il se pencha et jeta un cri de triomphe, pressant un bouton de lapis-lazuli :

     – Regardez, Sandra… Le voyant encore lumineux…

     Devant eux, sur le guignol, dans le cadre qui convenait à son caractère, ils voyaient le dragon, le monstre légendaire de la vieille Terre, fidèle image de celui qui menaçait Parisipolis, à moins que ce ne fût justement le monstre vivant, le destructeurs des Cosmonefs, le vandale de la forêt de Fontainebleau, qui fut le reflet de l’autre, la projection de celui qui n’avait jamais existé que dans l’imagination des poètes et des enfants de Sol III.

     Un speaker invisible expliquait qu’il s’agissait du dragon des Anciens dont, jusqu’au Moyen-Âge terrien, la croyance avait été vivace, et que les artistes, païens ou religieux, s’étaient complu à représenter.

     – Mon Dieu, murmura Sandra. C’est lui… C’est lui que Lio a vu… Et c’est Lio qui a…

     Elle se dressa, tout à coup, hurla, au risque d’éveiller son enfant qui reposait dans la pièce voisine :

     – Non !… Ce n’est pas vrai !… Je ne veux pas !… Je ne veux pas croire ça… Mon Lio… mon chéri… mon tout petit… Il ne peut pas faire une chose pareille… Il ne peut pas… Un démon jailli de son cerveau… Et qui tiendrait le Martervénux en échec… Mais c’est fou ! C’est impossible !…

     Elle avait saisi le gigantesque médecin par sa blouse de nylon blindé :

     – Serge !… Par pitié ! Dites-moi que ce n’est pas vrai !…

     Elle était au bord de la crise de nerfs. Il la força doucement à s’asseoir, lui prit les main, avança son visage bizarre, dissymétrique et si charmeur :

     – Sandra, soyez raisonnable… Même en disposant de la force psychotechnique… même en étant un ultra-sensoriel comme son père (que dis-je ? Lio est un sub-sensoriel), il ne peut engendrer un monstre et le déchaîner contre une flotte entière d’astronefs de ligne… Non !… Il peut peut-être faire bien des choses, mais cela il ne le peut pas… Suivez-moi bien, Sandra, il ne peut pas le faire TOUT SEUL !…

     Elle cessa de pleurer, brusquement, ouvrit ses grands yeux bleus :

     – Vous voulez dire ?…

     – Je veux dire qu’on l’aide… Sans doute même qu’il agit inconsciemment sous l’influence d’une force psychique extraordinaire, qui le guide, le soutient, et l’utilise en quelque sorte comme catalyseur !…

     Un sanglot sec, atroce, secoua la jeune mère :

     – Mais pourquoi lui, pourquoi ?…

     – Lio est un enfant, et cela même le rend peu dangereux pour l’adversaire, cette formidable entité télépathique dont, nous ignorons tout… L’ennemi (appelons-le ainsi) a décidé d’agir contre la Terre. Il tue les voyants, mais l’un d’eux n’a que cinq ans. De plus, vous venez de le découvrir fortuitement — eux le savaient avant vous — il est doué psychotechniquement. Peut-être, d’eux-mêmes, nos interstellaires ne pouvaient susciter un monstre, en dépit de leur pouvoir… Mais ils ont trouvé Lio.

     – Pourquoi, Lio ?… Ont-ils tué tous les autres ?

     – Sûrement pas ! Mais, sans doute, ne trouvent-ils pas de médiums si juvéniles… Soyez certaine qu’ils l’ont étudié parce qu’ils connaissaient son père…

     – Oreste !… Mais il est donc en danger… même à la Cité ? Serge eut un geste évasif, n’osant rien affirmer.

     – Votre mari, reprit-il, comme tous les ultrasensoriels, est assez lucide pour refuser le rôle qu’on voudrait lui faire jouer… Mais Lio… c’est un enfant… Faire naître un monstre, cela le divertit !… Ces bêtes fantastiques lancées contre l’humanité… c’est sans doute impossible à un adulte…

     – C’est vrai, dit Sandra. Un homme, une femme, refuseraient de nuire à leurs semblables… Serge hocha la tête :

     – Et peut-être, même s’ils voulaient faire jaillir le monstre, n’y réussi-raient-ils pas…

     – Pourquoi cela ?

     – Parce que, probablement, pour faire apparaître, et pour matérialiser (comment ? je ne le sais pas encore !) une créature de la Fable, IL FAUT Y CROIRE… ET AU-DESSUS DE L’ÂGE DE LIONEL, ON N’Y CROIT PLUS !…

     Il y eut, entre les deux interlocuteurs, un très long silence.

     Lio, le petit Lio, l’exquis enfant de Sandra et d’Oreste, avait-il réellement engendré cette chose hideuse, qui tenait un monde en échec ?

     – Lio dort… Le monstre aurait dû s’estomper… Mais non ! Lio a déchaîné psychotechniquement des éléments inconnus, qui ont conçu le dragon… Ces éléments subsistent, voilà tout, comme un torrent dont on a brisé les digues, comme une série d’ondes émises par un poste et qu’on peut capter, mais non rétrograder ni détruire ! Mais tout y est ! Le dragon, le « ragon » comme dit Lio qui ne peut pas encore prononcer ce mot inédit pour lui. Sa génération spontanée dans un cadre qui est familier à l’enfant. Enfin cette attitude… Entre les instants de combat, il s’est toujours conduit comme un petit chat ou un petit chien… Il folâtrait… Il cabriolait, grotesque en raison de sa masse quand il faisait des grâces. Ne l’avons-nous pas vu passer sa patte sur l’oreille après l’avoir léchée… « faire de l’eau », comme les chatons qui sentent la pluie ?… Et maintenant, il repose. Il a l’air d’un bon toutou…

     Il serra les poings :

     – J’ai raison… J’en suis sûr !… Nos ennemis, peut-être à dix, à cent, à mille années-lumière de la Terre, utilisent Lio comme générateur… mettons : comme relais… Et, naturellement, Lio crée ce qu’il connaît, dans le décor qui lui est familier… et il prête subconsciemment à son « ragon » les manies des petits animaux domestiques qu’il voit autour de lui…

     Une sonnerie légère les fit tressaillir.

     – Une visite ?

     – Je vais voir, dit Serge.

     Il ne fit pas jouer la serrure magnétique ni le trottoir roulant qui amenait les visiteurs. Il sortit dans le vestibule. Sandra demeurait accablée devant le vidéo, regardant le reflet des caméras mettant chez elle une image reliefcolor parfaite, quoique réduite, du démon dont son petit Lionel était l’incompréhensible créateur, si Serge ne s’était pas égaré dans ses raisonnements.

     Le jeune médecin reparut :

     – Le professeur a deviné que j’étais chez vous… Il m’a fait demander !

     – Il faut y aller, Serge…

     – J’ai renvoyé ses émissaires… J’ai dit que je serais bientôt de retour à la Cité-Clinique. Elle fronça le sourcil :

     – Oreste ?… J’espère que…

     – Non ! Il n’est pas question de lui. Aghar veut seulement, paraît-il, l’examiner avec moi… Je crois (il sourit) que notre grand patron commence à réviser sa conception des névroses inspirées…

     Sandra le regardait :

     – Qu’allez-vous faire, Serge ? Depuis un instant, vous sembliez absorbé par une idée nouvelle. L’intervention des émissaires du professeur vous a agacé… Et maintenant…

     En effet, le docteur Vérix semblait sur le point de prendre une décision d’importance. Sandra, qui le connaissait bien, s’en rendait parfaitement compte.

     L’athlète se tourna vers elle. Il souriait. Il n’avait plus l’air aussi inquiet, aussi bouleversé. Même, une ironie légère flottait sur son visage dissymétrique, attestant le pressentiment d’un triomphe.

     – Sandra… pesez bien mes paroles… Nous allons combattre l’ennemi par ses propres armes… Venez !

     Il s’élança vers la chambre de Lio, fit jouer le dispositif d’éveil.

     Sandra l’avait saisi par le bras. À travers le nylon blindé, il sentait les ongles de la jeune femme entrer dans sa chair :

     – Qu’allez-vous faire ? Au nom du ciel…

     Impérieux, exprimant de tout son être la décision irrévocable qu’il venait de prendre, Serge gronda :

     – Nous n’avons plus le choix, Sandra… Lio peut perdre le monde solaire… ou le sauver !…

    

    

    

 

      

CHAPITRE VIII

 

      

     Lio était grognon. Il n’était pas content d’avoir été réveillé si tôt et Sandra le berçait maintenant dans ses bras pour essayer de ne pas créer une transition trop forte avec l’enchantement artificiel des nourrices-robots.

     Il ne comprenait pas, étant endormi depuis quelques instants seulement, qu’on vint ainsi l’arracher à son paisible repos. Sandra l’avait habillé et ramené dans le living-room. Certes, elle ne saisissait pas très bien elle-même l’attitude de Serge, demandant qu’on endormit l’enfant, puis exigeant de nouveau qu’il fut ramené pour entamer la lutte contre les formidables ennemis des Solariens.

     Il s’en était excusé auprès de la jeune femme. La situation était telle qu’il était difficile de voir les événements se dérouler de façon normale et de prendre des décisions avec une apparence de logique.

     – Il faut agir, Sandra…

     La peur envahissait l’âme de la jeune femme d’Oreste. Agir… c’était utiliser Lio, son petit. Son fragile et innocent bambin qui, si elle devait en croire leur ami, était l’élément majeur de la conquête de l’empire solarien par une puissance agissant d’un point inconnu de la Galaxie.

     – Regardez bien ce que le vidéo représente, Sandra… D’une part, le monstre… Et vous savez qu’il est invulnérable, du moins par les armes dont disposent les forces du Martervénux… et sans doute même si nos alliés de Jupiter, d’Uranus, de Saturne, de Neptune, de Pluton et de leurs satellites mettent en ligne toutes leurs flottes… D’autre part, l’armée spatio-terrienne… Voyez ces appareils, du guerrier isolé, du voltigeur autonome au cosmonef qui porte un millier de marins de l’espace… Il y a, groupés autour de Parisipolis, du sol de la Terre au zénith, plus de cent mille hommes prêts à combattre… Ils vont entrer en action… Ils sont voués à la mort !

     – Serge !…

     – À la mort, Sandra. Et vous ne l’ignorez pas ! Eux non plus, croyez-le bien… Pourtant, ils vont combattre… Ils vont essayer de sauver l’Humanité en un effort stérile… Nous n’avons pas le droit de les laisser ainsi risquer leurs existences…

     Il caressa la tête charmante de Lio, qui cessa de ronchonner et daigna faire un sourire à son ami « Serze ».

     – Tu sais, Lio… le dragon… il est toujours là !…

     Lionel bâilla, serra ses petits poings et se frotta les paupières. Le médecin fit un signe à Sandra. Elle comprit tout de suite. Maintenant, le sort en était jeté. Elle avait saisi sa pensée. Si Lio, vraiment, pouvait être le sauveur de l’Univers après en avoir été la désolation, elle devait accepter de permettre à son fils de devenir ce que Serge souhaitait qu’il devînt.

     Refoulant son chagrin, son immense chagrin, elle murmura :

     – Mon chéri… Tu veux aller avec Serge ?… Il va te dire quelque chose de… de très grave…

     Lio fit une petite grimace et ouvrit ses grands yeux bleus, avec un peu d’étonnement.

     Il ne rechigna pas, toutefois et, bien qu’encore un peu endormi, il consentit d’assez bonne grâce à passer des bras de sa mère à ceux de son colossal ami.

     Serge l’installa à cheval sur une de ses cuisses, position que l’enfant affectionnait quand ils se trouvaient tous les deux. Mais, au lieu de garder le petit face à lui, comme pour lui raconter une histoire ou se livrer à quelque jeu, à quelque chahut, le médecin le mit face au vidéo dont l’écran neutre projetait, en relief, les éléments du formidable dragon dont les effets allaient se répercuter sur tout le système solaire.

     – Tu vois, Lio… le gros dragon ?…

    – Mon « ragon », s’écria Lio, enclin au possessif comme tous les enfants avec, sans doute, quelque raison de s’attribuer la propriété d’une aussi fantastique entité.

     – Eh bien, fit doucement le psychiatre, tu disais que les hommes étaient méchants et qu’ils voulaient lui faire du mal… Seulement voilà que le dragon n’est pas sage, lui non plus…

     Lio mit sa petite bouche en O, pour exprimer sa surprise, peut-être son indignation.

     Sandra ne perdait pas son fils du regard et, dans les yeux bleus de la jeune femme, ses yeux bleus dont ceux de Lio était le reflet fidèle, il y avait tout l’amour éperdu qu’elle portait à son petit, toute sa terreur devant le drame insolite dont ils étaient victimes.

     – Pas sage, le « ragon »… répéta Serge, insistant pour faire pénétrer cette idée dans le cerveau de l’enfant, tout en utilisant un langage aussi puéril que possible, pour se rapprocher intimement de l’âme pure de l’étonnant petit garçon sub-sensoriel. Le procédé devait être efficace car Lio, toujours un peu endormi et visiblement soucieux de retrouver son somme interrompu, répéta deux ou trois fois : pas sage, le ragon, pas sage, le ragon, en se pelotonnant contre la robuste poitrine du docteur Vérix.

     Mais l’émission évoluait. Il y avait de longs instants que les images stagnaient, les cameramen étant désorientés depuis la perte de leurs camarades, victimes du dragon lors du combat de Saint-Julien-du-Sault.

     On se reprenait, à la télévision comme dans l’armée, au palais gouvernemental de Parisipolis comme à Yorkneuf et dans les capitales du Martervénux.

     Le monde solarien prenait l’émission, il fallait lui donner satisfaction. Le monstre continuant à ronfler, ne se manifestant guère que par le vrombissement de sa formidable poitrine et le double feu rougeoyant de ses naseaux, les sphéroscooters, extrêmement maniables, rectifiaient leur position et l’écran révéla le studio de Parisipolis.

     Une speakerine, charmante et enjouée, vint faire diversion et donna les dernières nouvelles mondiales. Il est vraisemblable que, de Sol III, comme du Martervénux qui retransmettait le poste de Parisipolis, on ne s’en souciait guère. Tous attendaient la suite, avec l’espoir que les puissantes forces militaires mises en ligne débarrasseraient la Terre et les autres planètes du monstre avant la fin de la nuit.

     En effet, après un petit discours de l’élégant préfet, qui devait lutter contre sa propre émotion mais qui tenait à rassurer en personne la population, on passa à bord du cosmonef amiral, où le commandant en chef expliqua que, dorénavant, la destruction du dragon n’était qu’une question d’heures.

     Cette fois, de l’ensemble des exposés, on put dégager le fait que les pouvoirs publics ne masquaient plus la vérité : le monstre avait été dépêché par des ennemis du monde solaire, peuplade inconnue qui, vraisemblablement, avaient catapulté la bête géante par le subespace, dont le secret échappait encore aux savants du Soleil et de la partie connue de la Galaxie.

     Après les rodomontades de l’amiral spatio-terrestre, Serge, tout en faisant sauter Lio sur son genou pour l’amuser et lui interdire de somnoler de nouveau, murmura à l’intention de Sandra :

     – Les malheureux ! ils n’ont donc pas compris ! Tout ce déchaînement de l’appareil militaire est stérile, voué à la destruction… Il faut les sauver !…

     Il regarda Sandra qui, fermement, inclina la tête :

     – Vous avez raison, Serge… Il faut les sauver !…

     Alors le docteur commença à parler de nouveau à l’enfant. Lio écoutait attentivement maintenant, toujours prêt à se suspendre aux récits de son grand ami. Les sphéroscooters de la télé mondiale ayant orienté de nouveau leurs caméras sur le Sud de Parisipolis, on revit le monstre. La nuit était assez claire et des myriades d’étoiles roulaient au firmament. Pas de lune, mais la masse immense du dragon, semblable à une noire colline à la base de laquelle se seraient ouverts deux cratères, deux échappées sur des antres dignes de Vulcain.

     – Tu le vois, Lio ?

     – Oui, dit l’enfant, rêveur, réalisant que le dragon devenait nocif.

     – Et regarde bien, là-bas… tu vois, derrière lui… la grande Cité ?…

     C’était la Cité-Clinique, dominée par ses tours-buildings, au sommet desquels attendaient les véhicules qui effectuaient le trafic extérieur. De nombreuses fenêtres brillaient dans la nuit. Là, comme ailleurs, on ne dormait pas, et Sandra pâlit en songeant à Oreste, enfermé quelque part dans les immenses bâtiments de la Ville des Fous…

     – Ton papa est là, expliquait Serge… et le dragon ne dort que d’un œil… je le sais… il va attaquer… il va démolir la Cité… Il va faire du mal à papa !…

     Lio se mit à pleurer brusquement :

     – Veux pas !… Non, Serze… Dis que le ragon il fera pas du mal à papa !

     Devant Sandra bouleversée, le psychiatre, serrant l’enfant contre lui, se rapprochait de l’écran où le reliefcolor donnait une vision hallucinante. On eût juré, en avançant la main, qu’on allait toucher le formidable animal.

     – Il faut tuer le dragon ! prononça Serge, d’un ton définitif.

     – …tuer le ragon… Méchant ragon ! cria Lio, se débattant brusquement et trépignant, envoyant ses petits pieds dans le vide, cherchant à atteindre l’image en relief qui lui montrait ce que Serge pouvait croire être son involontaire création.

     Serge le maîtrisa, sans violence, mais avec fermeté :

     – Qui va tuer le dragon, Lio ? Lio se débattit !…

     – Lio va le tuer !…

     – Oh ! tu sais, il est méchant… il est fort… Il faudrait… Il faudrait le faire tuer par une autre bête plus forte !…

     Lio parut chercher un instant. Puis son petit visage s’éclaira et alors que Serge songeait déjà à lui faire créer quelque formidable antidote, l’enfant lança cette proposition inattendue :

     – Martin va tuer le « ragon » !..

    Il échappa à Serge, bondit vers la nursery. Un instant après il reparaissait et, devant Serge et Sandra, muets, il brandissait l’ours en peluche.

     – Martin ! répéta-t-il, Martin va tuer méchant « ragon »…

     Sandra ouvrit la bouche pour protester. Elle allait crier : « Mais voyons, Lio… ce n’est pas possible !… Un petit ours ne peut tuer un monstre pareil !… »

     Serge pressentit cette contestation. Vivement, il l’arrêta :

     – Mais, je crois que tu as trouvé la solution, Lio. C’est Martin, ce cher Martin qui va nous débarrasser du dragon pour qu’il ne fasse pas de mal à ton papa…

     Il parla encore à l’enfant, le guidant en ayant l’air de prendre son avis, lui donnant adroitement des conseils pour l’invraisemblable expérience.

     Ils se levèrent, tous les deux, Lio tenant son ours par la patte. Et près de Sandra, Vérix murmura sans que l’enfant l’entendit :

     – Cela vous semble impossible… mais, Sandra… cela… était-ce possible ?

     Cependant, tous les écrans du Martervénux montraient les préparatifs du combat. De la Terre à Phobos et de Mars à la Lune, de Vénus aux cosmonefs et aux fusées spatiales, et jusqu’aux planètes géantes que les relais de la sidérotélévision renseignaient sur le drame qui se jouait à Parisipolis, des milliards de vivants suivaient l’émission qui, maintenant, avait priorité sur toutes les autres.

     Et ces milliards de téléspectateurs, le cœur battant, apprirent que l’Amiral allait déclencher une nouvelle attaque.

Un speaker, invisible cette fois, après avoir commenté les dernières images des vaisseaux spatiaux, se mit à compter les secondes qui allaient s’écouler avant la ruée générale sur le démon venu — croyait-on — du subespace.

     Mais il n’alla pas jusqu’au bout. Il en était à sept… six… cinq, lorsqu’un brouillage intervint. Le son se troubla, les images chavirèrent. L’univers solarien put croire que, brusquement, la bête s’était réveillée, avertie par quelque instinct secret, ou téléguidée par ses dompteurs interstellaires.

     Il n’en était rien. L’émission redevint nette et la voix, cette fois exprimant la stupéfaction, lança au monde :

     – …un fait insolite vient de se produire… un objet inconnu, qui semble venu de Parisipolis, se rue sur le monstre… Voyez !… mes chers visauditeurs, les projecteurs balayent la plaine… le monstre, inquiet, s’éveille…

     C’était vrai. On voyait le dragon, brusquement dressé sur ses pattes et qui humait l’air dangereusement. Des Cités de Parisipolis, des tours les plus voisines et des croiseurs de l’espace, une nuée de projecteurs lançaient leurs feux et le dragon était éclairé comme en plein jour.

     Sandra, au bord de la crise de nerfs, enfonçait ses ongles dans ses paumes et se mordait les lèvres. Une perle de sang naissait à sa bouche délicate. Pourtant, elle regardait alternativement son fils et le terrible spectacle.

     Car — et le monde entier le distinguait — un point noir semblait venir, du ciel, droit sur le monstre. C’était si infime qu’on ne pouvait en distinguer la nature.

     – …incompréhensible, disait le speaker., un moucheron qui se lance vers le dragon… dans une minute, les téléobjectifs refléteront cette chose inconnue… on peut constater que le dragon a l’air inquiet… L’Amiral a suspendu son ordre d’attaque… Il veut voir le comportement de l’animal, qu’il espère favorable à l’exécution de son plan… Ah ! les téléobjectifs sont en place… On voit…

     Le speaker lui-même jeta un cri de surprise, et dix milliards de poitrines, à travers l’empire du Soleil, jetèrent un même cri.

    Devant le mufle formidable du dragon, la chose s’était immobilisée dans l’air. Une chose qui n’avait guère plus de quarante centimètres de long et affectait une vague forme humanoïde. Pourtant, il n’y avait plus guère à s’y tromper.

     Et le speaker, partagé entre la surprise, l’ironie, peut-être une vague indignation devant ce qu’il découvrait, jetait aux visauditeurs :

     – …vous le voyez vous-même… venu on ne sait d’où… téléguidé on ne sait comment, ce qui menace le monstre, c’est… c’est un jouet d’enfant… un petit ours en peluche, comme il y en a des milliers d’autres à Parisipolis !…

     Et puis il n’eut pas le temps de commenter et, d’ailleurs, nul ne l’aurait écouté

     Les téléobjectifs braqués sur l’ours miniature le suivaient maintenant car il s’était mis à tourner autour du dragon, un peu comme un moustique autour d’un lion, agaçant et insaisissable.

     Serge parlait, à l’oreille de Lio. Et l’enfant, les yeux brillants, riait et criait de joie, tandis que l’ours évoluait à sa volonté, passant et repassant devant la bête innommable.

     Brusquement, le dragon cracha des flammes. On put croire que l’ours avait été volatilisé. Il n’en était rien et le torrent de feu dissipé, le jouet reparut intact et moqueur.

     Des milliards de voix le saluaient, d’une planète à l’autre. Peut-être, quelque part au sein d’une constellation inconnue de la Galaxie, les ennemis des Solariens, eux aussi, constataient qu’ils étaient tenus en échec.

     Et leur confusion dut être grande, dans ce cas, lorsque l’ours attaqua à son tour.

     Tournoyant, fonçant brusquement, reculant, revenant à la charge, Martin harcelait le dragon. Il piquait sur lui, tête en avant. Et ce qui eut semblé un simple amas d’étoffe bourré de son, à chaque contact, provoquait, au flanc du démon, une large blessure d’où un sang noir giclait à grands flots.

     Le dragon, cependant, réagissait. Il lançait ses feux redoutables, il grondait, d’une voix terrible que les ondes transportaient à travers le monde solarien, il cherchait, de ses pattes énormes et maladroites, à saisir le microbe qui lui échappait toujours, semblait peu se soucier de ses efforts et, micro-David attaquant un monstrueux Goliath, multipliait les coups et lui faisait sans cesse des plaies nouvelles.

     Bondissant, écumant, hurlant, rageant, le dragon battait l’air de ses ailes de géant, griffait de ses griffes qui eussent déchiqueté dix hommes à la fois. Mais il était vaincu, c’était indéniable. Et il s’épuisait, il s’essoufflait, il cherchait à happer l’adversaire, il lui lançait vainement les torrents de feu de sa gueule apocalyptique.

     À la fin, il dut comprendre sa défaite car, après un hurlement immense dont l’écho glaça les dix milliards de visauditeurs, il chercha à s’envoler, à fuir le joujou invulnérable et terrible.

     Il étendit ses ailes gigantesques, battit l’air en ébranlant l’atmosphère et prit son vol.

     L’ours, ses petites pattes étendues, à la manière d’un Superman des images d’il y avait deux siècles, sembla se suspendre en l’air.

     Sandra, seule, savait que Serge soufflait à l’oreille de Lio :

     – Tu vas voir… Il va foncer… Il faut l’empêcher de s’envoler… Les ailes… Il faut détruire ses ailes !…

     Martin fonça et sa trajectoire victorieuse troua une des ailes du dragon qui, déséquilibré, chancela en l’air mais voulut lutter encore.

     Grâce aux projecteurs et aux téléobjectifs, le monde pouvait suivre le duel jusqu’au bout.

     Tous virent l’ours tourner, repasser à travers l’aile, revenir et repasser encore, laissant à chaque fois une sorte d’accroc, de déchirure vivante.

     Une aile déchiquetée, le dragon s’effondra… On le vit se tordre sur le sol et une des pattes heurta un bâtiment de la Cité-Clinique. Sandra jeta un cri parce que des murs croulaient, que des fenêtres volaient en éclats.

     Mais la bête était touchée à mort. Un dernier spasme l’agita, tandis que l’ours minuscule dansait bizarrement au-dessus de lui, comme un frelon qui vient de vaincre un mammouth.

     Une dernière flamme jaillit des naseaux du dragon.

     Et il n’y eut plus de dragon.

     Il était annihilé, détruit, désintégré. C’était comme s’il n’eût jamais existé. L’Univers pouvait croire avoir fait le plus étrange, le plus extravagant des cauchemars collectifs. Mais le bâtiment détruit de la Cité-Clinique attestait que « cela » avait bien été une réalité.

     Très pâle, Serge, le front ruisselant de sueur, regardait le reliefcolor qui montrait les cosmonefs, les spationefs, les soucoupes, les sphéroscooters qui touchaient terre et la foule immense qui se ruait pour arriver sur le théâtre du combat.

     Lio sautait et battait des mains. Tout à coup, il s’interrompit :

     – Veux mon Martin !…

     L’ours, qui était toujours là, au-dessus de l’endroit où avait péri et disparu le dragon, s’effaça d’un seul coup. Dix secondes plus tard, le petit Lio le tenait entre ses bras et se mettait à l’embrasser.

     Sandra gisait, inerte, évanouie, devant le vidéo…

    

    

    

 

      

CHAPITRE IX

 

      

     Il vit, prononça le professeur Aghar.

     À son retour à la Cité-Clinique, Serge avait reçu un nouveau choc.

     Depuis des heures, il vivait sur les nerfs. L’extraordinaire expérience qu’il avait tentée, avec le petit Lionel, avait achevé d’abattre sa robuste nature. Après avoir quitté Sandra ranimée et l’enfant, couché de nouveau dans son berceau et serrant Martin sur son cœur, le jeune médecin pensait, enfin, pouvoir prendre lui aussi un peu de repos.

     Toutefois, revenu sur son sphéroscooter personnel, il s’attendait à quelque scène violente de la part du grand patron, ulcéré de l’avoir vu disparaître au moment où il avait eu besoin de lui.

     Aghar ne lui avait fait aucun reproche, à sa grande surprise. Il s’était contenté de lui apprendre la terrible nouvelle. Oreste, comme les autres ultra-sensoriels, avait été victime des ennemis de la Terre.

     Pourtant, il était vivant.

     La Cité-Clinique, comme tous les grands centres médicaux du Martervénux, possédait un de ces appareils dits « à résurrection », ou « matrices » récemment mis au point et qui permettaient, en cas de mort subite, de décès absolument constaté, de rendre la vie au corps humain pour peu que la décomposition n’ait pas encore été entamée.

     C’était ce qui s’était produit.

     Au moment où se déroulait le combat fantastique du dragon et de l’ours en peluche, Aghar et ses collaborateurs avaient tenté de ressusciter Oreste, assassiné de façon inexplicable, par arrêt spontané du cœur, genre de mort constaté chez tous les assassinés des dernières semaines, sans que la science humaine ait pu déceler le procédé utilisé par les incompréhensibles ennemis de leur monde.

     Mais, nul traumatisme n’étant reconnaissable, aucune blessure n’apparaissant, Oreste semblant simplement un organisme humain dont le cœur se serait brusquement arrêté, Aghar l’avait fait, sans retard, placer dans la matrice.

     Et, en compagnie de Serge, ils le regardaient renaître.

     Les effets de la formidable machine n’étaient utilisables que dans un laps de temps très court suivant la mort du sujet. Aghar et les siens avaient fait diligence et Oreste avait été traité moins d’un quart d’heure après son décès, ce qui n’avait encore été possible avec aucune des victimes des criminels extragalactiques.

     Il n’était plus question de discuter ses facultés exceptionnelles, les événements ayant démontré, plus que tout raisonnement spéculatif de l’esprit, combien il avait eu raison en donnant l’alerte, averti par ses antennes secrètes. Il fallait sauver un homme en proie à la mort. Aghar pouvait déjà penser qu’il avait réussi.

     Restait à attendre la reprise de conscience du ressuscité.

     Les deux psychiatres se tenaient devant la matrice, dans la vaste pièce où était installé l’appareil.

     Afin de créer, autour du sujet, l’impression totale de vie fœtale indispensable, la pièce ne comportait aucun angle, aucune arête qui pût blesser les regards de l’homme en seconde gestation. C’était une sorte d’immense ovoïde, un œuf à la paroi continue, long de quinze mètres et haut de dix, dans lequel on n’accédait que par ouvertures à désintégration immédiate, afin que toute porte ou fenêtre fût supprimée, et qu’il n’y eût aucune aspérité blessante pour la vue.

     Cela donnait cette impression de quiétude, d’infini, que l’homme futur peut connaître dans le sein maternel.

    Au centre, le sujet était couché dans un second œuf de plastique transparent, de deux mètres cinquante de long, épousant exactement la forme de la salle. Autour de l’œuf central étaient disposées les génératrices qui fonctionnaient doucement, et dans le silence absolu.

     La luminescence générale était d’un bleu très doux, évoquant les doux crépuscules d’été, favorables aux rêves éveillés, aux pensées apaisantes, avec une légère transparence d’émeraude. Mais chaque génératrice mettait un point coloré, de tonalité diverse selon l’organe qu’elle représentait.

     Oreste était suspendu dans l’œuf central, par un invisible réseau d’ondes bleues. Il était entièrement vêtu d’une combinaison de fibril, blanche, épousant la forme intégrale du corps. Seul le visage était apparent, la combinaison étant taillée en masque pour laisser à découvert les traits du sujet, du milieu du menton à celui du front, tout en enfermant jalousement le reste de la tête depuis le centre des méplats.

     Il dormait. Mais sa sérénité était bien celle de l’homme qui repose, non celle de la majesté impersonnelle de l’enveloppe charnelle abandonnée de l’âme à laquelle elle a servi de gangue.

     Les génératrices entourant l’œuf étaient de contextures différentes selon l’organe qu’elles renfermaient. Elles comportaient toutes, en principe, deux éléments majeurs. À la base, l’appareil moteur, centrale nucléaire miniature enfermée dans un cylindre de plastique immaculé ; au sommet, un bocal, aux dimensions variables, l’ensemble demeurant rigoureusement ovoïde.

     Un de ces bocaux contenaient un cœur. Un autre, les poumons, un autre le foie. Les diverses glandes étaient enfermées dans des bocaux naturellement plus petits et les dimensions des autres récipients offraient des variantes, en proportion du volume de l’organe contenu.

     C’étaient de véritables éléments humains, pièces anatomiques prélevées, au moment du décès, sur des sujets divers. Une rigoureuse sélection permettait d’en contrôler l’état afin de n’utiliser que des organes sains. Ils survivaient, individuellement, dans une solution à base de plasma organique, leur apportant à chacun leur indispensable nourriture de vie.

     Au-dessus de l’œuf-matrice, un autre appareil, semblable, était suspendu, sans support apparent, sur un piédestal d’ondes bleues. C’était la « mère », la génératrice principale. Œuf, elle aussi, la mère contenait une solution de leucocytes et était reliée au patient par une canalisation qui touchait Oreste à la hauteur du nombril et le rejoignait par une petite ouverture de la combinaison. Ainsi, le cordon ombilical était reconstitué.

     D’ailleurs, chaque élément vivant était également relié à l’homme à faire renaître par d’autres fils qui attenaient d’une part à l’élément fécondateur, d’autre part au corps même d’Oreste. L’extrémité de ces fils était munie d’aiguilles microscopiques qui s’enfonçaient intimement dans l’organe à revigorer et lui apportaient le fluide vital puisé dans l’organe nourricier.

     Dans les œufs générateurs, des cellules photoélectriques suivaient attentivement le rythme des organes autonomes, transformaient leur énergie en courant et le transmettaient spontanément à l’organe-rejeton, lequel était ainsi ravitaillé selon le mouvement même de la physiologie humaine, sans marge d’erreur possible.

     Serge pouvait voir, dans cet étonnant alignement d’œufs, qui paraissaient monter une garde fantastique autour de l’œuf-matrice, la palpitation du cœur, le lent balancement des organes respirateurs, l’éclat de l’œil, le soulèvement du diaphragme, le frisson des nerfs, l’imperceptible spasme du foie, le tressautement musculaire.

     Et, dans l’œuf-mère, la foudroyante vibration de la circulation sanguine.

     Le plus impressionnant spectacle, sans doute, c’était la vision des deux éléments constituant le générateur-cerveau. Deux bocaux-frères, dans lesquels deux hémisphères cervicaux, livides et étrangement vivants, offraient leur vigilante immobilité.

     Tout cela comportait une foule de fils-canalisations, partant des génératrices et attenant à Oreste en de multiples points du corps, s’enfonçant dans la combinaison-cagoule qui le revêtait. Enfin, d’autres œufs, non reliés directement, diffusaient, vers la matrice, un rayonnement perpétuel d’éléments moléculaires correspondant à l’apport de carbone, calcium, phosphore, hydrogène, sucre, azote, oxygène et vitamines diverses, sans lesquels aucune vie organique n’est possible.

     Un long moment, Serge Vérix et le professeur Aghar demeurèrent à contempler la matrice et celui qu’elle couvait en gestation résurrectionnelle.

     Serge était arrivé très las, accablé de fatigue, de tension nerveuse. Mais il avait oublié sa défaillance en apprenant l’attentat cosmique dont son ami Oreste avait été la victime. Maintenant, il attendait son retour à la conscience.

     Autour de l’œuf central, il y avait la ronde des œufs fantastiques tous attentifs, tous étrangement vivants dans leur silence, entretenant patiemment le retour à la vie de celui qui avait été mort. Des lueurs variées émanaient des bocaux, et leurs auras, très ténues, mettaient des taches étranges dans le bleu-vert de l’ensemble. Serge était subjugué par l’ambiance très douce, très apaisante qui entourait le sarcophage de transparence. L’intensité de chaque foyer lumineux, savamment calculée, ne jetait aucune fausse note dans l’harmonie générale. Rien ne choquait, ni le mauve atténué des poumons, ni la grisaille des reins, ni le blanc laiteux de l’œil, ni l’or rosé de la musculature ou la pâleur ivoirine des calcaires alimentant l’ossature.

     Pas même, dominant la matrice, la pourpre glorieuse du sang maternel.

     On sentait, on voyait, dans ce silence d’éternité, dans cette paix totale évoquant à merveille celle du fœtus quiet et fragile, le lent travail, patient et continu, des organes-mères, fécondant inlassablement le sujet et, le long des fils extraordinairement connexes, Serge devinait l’incessant parcours des courants subtils qui, en milliards de milliards de particules, allaient reconstituer les parties anatomiques que la mort avait voulu désagréger, et que le génie des hommes arrivait à revitaliser.

     Une bouffée de joie fit éclater le cœur du jeune médecin. Il s’avança encore, roulant ses puissantes épaules, balançant ses bras interminables. Il se pencha sur l’œuf cristallin où l’homme s’étendait, merveilleusement serein dans sa combinaison immaculée, dans l’inextricable enchevêtrement des canalisations à radiations de vie.

     Et l’espérance, une espérance inconnue, lui redonna tout le courage perdu. Oreste vivait ! Lio avait vaincu le dragon ! La Terre, l’Humanité, devraient donc être sauvées, en dépit du monde mystérieux qui voulait, après avoir abattu le père et asservi le fils, conquérir les neuf planètes du Soleil.

     Il murmura :

     – Quand pourra-t-il parler ? Aghar hocha la tête. Un cadran gradué, luminescent, était placé à l’extrémité de l’œuf-matrice, face aux pieds du patient. De petits chiffres y   palpitaient doucement, attestant la remontée d’Oreste, vers la surface de la vie. Mais rien n’indiquait encore que le réveil conscient put être très rapide. Aghar l’avoua à Serge. Celui-ci reprit :

     – Pourtant, il faut l’interroger, Professeur… Maintenant, ce qu’il nous dira devra avoir droit de cité, devant la Science, devant le Présidium et le Martervénux, et l’empire solaire tout entier…

     Aghar soupira :

     – Serge, mon cher ami… comment vous dire ? Cette expérience a été encore trop peu de fois tentée… quelquefois elle a échoué et la mort l’a emporté. Mais, même dans les cas de réussite — et je crois que ZA6-30 sera sauvé, les cadrans l’attestent — il faut compter des jours, peut-être des semaines, avant de voir le sujet redevenir normal…

     Le colosse eut un geste d’impatience :

     – Des semaines !… Alors que le monde est en péril !… Aghar lui jeta un regard bizarre :

     – Nous avons eu peu de temps pour parler, depuis votre retour… Mais vous avez fait une allusion au fils de notre… de notre malade !… À propos de l’incompréhensible disparition du monstre lequel a, par parenthèses, détruit une partie de nos bâtiments Nord-Ouest… N’envisageriez-vous pas, si cet enfant est ultra-sensoriel comme son père, de l’interroger ?…

     Serge se mordit les lèvres :

     – Oui, certes… J’aurais un mémoire très important à vous remettre, Maître… Cependant, j’hésite à utiliser le fils de ZA6-30… Non ! il est trop jeune, et même ultra-sensoriel, il n’est encore qu’instinct… Il faut obtenir les révélations d’un humain conscient…

     Aghar lui désigna, pour toute réponse, l’homme étendu dans son sarcophage transparent.

     Pouvait-on, décemment, penser qu’Oreste, avant longtemps, serait en mesure de donner des précisions sur les ennemis (galactiques ou extra-galactiques) et sur les procédés formidables dont ils disposaient ?

     Brusquement, le docteur Vérix pivota sur les talons et sa forte carrure se dressa devant le petit homme rond qu’était le patron de la Cité-Clinique :